Le romancier britannique Sax ROHMER (1883-1959) est le créateur du diabolique Chinois Fu-Manchu, incarnation du péril jaune qui menace l’Occident. Ses deux héros, Nayland Smith et le Docteur Petrie sont des avatars de Sherlock Holmes et du Dr Watson, et sans cesse ils doivent reprendre la traque contre leur ennemi, qui, même lorsqu’on le croit mort, réapparaît.
Sax Rohmer a publié de 1913 à 1957 de nombreux romans policiers et l’un d’eux nous a permis de découvrir un texte savoureux sur une canne singulière. Il s’agit du volume paru en 1916 sous le titre « The Devil Doctor », et sous celui de « The Return of Dr Fu-Manchu » en édition américaine. Il n’est traduit en français qu’en 1932, sous le titre « Le Diabolique Fu-Manchu », publié par la Librairie des Champs-Elysées, dans la collection « Le Masque », n° 107.
Au cours de leur enquête, Nayland Smith et le Dr Petrie sont amenés à s’entretenir avec un bizarre individu, qui promet de leur révéler la cachette de Fu-Manchu. Cet individu, nommé Abel Slattin, possède une curieuse canne :
« De l’homme, mon regard glissa à sa canne posée sur mon bureau. Elle était curieuse. Un travail indien, probablement. Un bois noir-brun, tacheté, qui faisait songer à la peau d’un serpent. Le pommeau en était sculpté et représentait la tête d’une vipère à cornes. Deux petites pierres, ou deux perles de verre figuraient les yeux. L’illusion était frappante.
Smith tendit le papier à Slattin, qui le lut avec attention, le plia avec soin et le mit dans sa poche.
- Voici une canne bien curieuse, dis-je.
Notre visiteur, dont les yeux noirs reflétaient, malgré ses efforts, une joie sans mélange, fit un signe de tête et reprit sa canne.
- Elle vient d’Australie, docteur, c’est un travail extrêmement original, qui m’a été offert par un client. Vous pensiez sûrement que c’était indien, n’est-ce pas ? C’est ma mascotte.
- Vraiment ?
- Mais oui. Son premier propriétaire lui reconnaissait un pouvoir magique. De fait, je crois que c’est une de ces cannes dont on parle dans la Bible…
- Le bâton d’Aaron ? suggéra Smith.
- Quelque chose comme cela, dit Slattin en se levant pour prendre congé. »
On comprend plus loin pourquoi Sax Rohmer s’attarde sur la canne de Slattin, en insistant sur la forme du pommeau de la canne (une tête de vipère) et en évoquant le bâton d’Aaron (qui se changea en serpent). En effet, Smith et Petrie sont témoins peu après de la mort brutale de Slattin, sur les marches de sa maison. Ils interrogent son valet qui leur dit que Slattin avait poussé un cri au moment de prendre son chapeau. L’examen du cadavre laisse penser qu’il a été mordu par un serpent venimeux. Plus tard, en inspectant la maison, ils se trouvent nez à nez avec un Asiatique des plus inquiétants :
« Ses dents brillaient, elles grinçaient, elles se couvraient d’écume. Des deux mains, il brandissait une lourde canne, il l’abattait sur la tête de Smith, par deux fois !
Je me précipitai au secours de mon ami. Les coups terribles qu’il avait reçus ne l’avaient pas ébranlé. Vivante cariatide, il ne relâchait pas l’étreinte mortelle.
Je trébuchai dans l’escalier. Je saisis le lourd bâton. Je l’arrachai des mains de l’homme que je reconnus pour être de cette sinistre confrérie qui avait fait de Fu-Manchu son seigneur et maître.
J’arrêterai là mon récit. Je ne saurais dépeindre la scène qui s’ensuivit : Nayland Smith, les yeux vitreux, à demi inconscient, cependant athlétique, était toujours debout. Ses doigts inexorables écrasaient la gorge du dacoït.
Le sang inondait sa figure, l’aveuglait.
- Le bâton d’Aaron ! le bâton de Moïse ! criait-il, la canne de Slattin ! N’y touchez pas !
Malgré mes craintes pour mon ami, la stupéfaction m’envahissait.
- Mais…, fis-je.
Et je me tournai vers le porte-cannes, qui n’avait pas été touché depuis la mort de Slattin.
Sa canne était toujours là. En compagnie d’un parapluie et d’un jonc de Malacca. Mes yeux se posèrent sur le bâton que je tenais à la main.
Smith roula au sol, sans forces.
- Examinez la canne, celle de Slattin, murmura-t-il, le souffle court ; mais… n’y touchez pas. Elle est peut-être encore…
Je le pris dans mes bras et l’adossai au mur. Le constable frappait à la porte. J’atteignis le porte-cannes et saisis la canne de Slattin, qui ressemblait étrangement à celle que j’avais arrachée au dacoït.
Elle était l’exacte réplique de celle que j’avais en main, et n’en différait que sur un seul point : le pommeau vivait.
Maladie, peur ou jeûne prolongé, l’horrible bête, cachée dans la canne creusée à cet effet, dormait. S’il en avait été autrement, aucune force terrestre n’aurait pu me sauver de la mort : l’animal était une vipère à cornes d’Australie. »
Article rédigé par Laurent Bastard, merci