Les compagnons du tour de France ont chanté leur canne, soutien dans leurs voyages, arme défensive et offensive contre les ennemis de leur société, ou encore instrument de rituels.
Nous avons découvert les chansons d’un cordier (Une chanson dédiée à la canne, par Pierre Calas, compagnon cordier (1864) , de deux boulangers (La canne, belle comme une femme selon Rochelais l’Enfant Chéri et La canne chantée par Montauban l’Ami du Tour de France) et d’un tanneur ( « Ma seule amie », par Saintonge la Liberté (vers 1866).
Voici à présent « La Canne » selon le compagnon charpentier du Devoir « Saintonge l’Enfant du Génie ». Elle figure dans le chansonnier manuscrit d’Auguste Clochard, un compagnon charpentier du Devoir qui a réuni les chansons qui étaient interprétées autour de 1900. Ce document est conservé au musée départemental du Compagnonnage, à Romanèche-Thorins (Saône-et-Loire).
Comme on le constatera en la comparant avec celle de Calas, cette chanson n’en est qu’une maladroite réplique. Le compagnon charpentier Saintonge l’Enfant du Génie, qui dit en être l’auteur, au dernier couplet, se l’est indûment appropriée en modifiant le texte par-ci par-là. Le procédé était courant au XIXe siècle, et s’explique par le besoin, pour un compagnon d’un corps de métier, de chanter « sa » propre canne, « son » Devoir, etc. , répugnant à finir la chanson en citant un compagnon d’un autre corps. A plus forte raison si l’on était membre d’une corporation fière comme l’était celle des charpentiers. Du coup, le véritable auteur de la chanson, Calas, compagnon cordier, est éclipsé ici au profit d’un charpentier nommé Saintonge l’Enfant du Génie.
Perdiguier, dans son « Livre du Compagnonnage » (1841), désapprouvait déjà cette façon d’agir, signalant qu’un menuisier s’était attribué la chanson « L’Alouette », de Jean-François Piron, « Vendôme la Clef des Coeurs ».
Nous donnons néanmoins ci-dessous cette version de la chanson, pour montrer que la canne était un attribut revendiqué par les compagnons de toutes les sociétés, même en recourant à quelque usurpation…
LA CANNE
Puisque dans ce monde ici-bas
Chacun chante l’objet qu’il aime,
Chers Devoirants je n’hésite pas
Du Devoir vous chanter l’emblème.
Le héros chante ses exploits,
Le fumeur sa triste havane,
Le buveur le bon vin qu’il boit,
Moi, je vais vous chanter la canne. (bis)
Respectable par sa longueur,
Plus brillante qu’une auréole,
C’est le symbole de l’Honneur,
C’est notre dieu, c’est notre idole.
Avec elle on ne craint plus rien,
Avec elle on se pavane,
D’un Devoirant c’est le soutien,
Pour voyager, vive la canne. (bis)
La canne, gage précieux,
Par sa vertu comme sa gloire,
La canne fait mille envieux,
Sur la route de la victoire.
L’Indien en la voyant pâlit,
En son absence il la profane,
Renard, mon coeur a tressailli
En voyant la première canne. (bis)
Quand au retour de la saison,
Un de nos frères nous quitte
Et que Phébus par ses rayons
Nous offre un beau champ de conduite,
En tête on y voit le Rouleur,
A sa vue les Roses se fanent,
L’arc-en-ciel avec ses couleurs
Brille moins que sa noble canne. (bis)
Quand je rentrerai dans mes foyers,
Après une noble conduite,
Au-dessus de mon oreiller
Je suspendrai mon jonc flexible,
Puis lorsqu’il me faudra
Suivre la triste caravane,
Au sombre lieu l’on me verra
Appuyé sur ma noble canne. (bis)
Quel est l’auteur de la chanson,
Faible écho de la charpenterie ?
L’Enfant du Génie est son nom
Et la Saintonge est sa patrie.
Si quelque ennemi de son rang
Venait pour lui chercher chicane,
On lui prendrait plutôt son sang
Que de lui dérober sa canne. (bis)
Les différences entre cette chanson et celle de Calas portent sur le remplacement de certains mots, la modification des tournures. Le thème du deuxième couplet est celui du troisième dans la chanson de Calas.
On notera l’adaptation du troisième couplet. Calas avait écrit le ver « L’esponton vil tremble et pâlit », qui est devenu sous la plume de Saintonge l’Enfant du Génie : « L’Indien en la voyant pâlit ». Le terme « esponton » est celui qui désigne en général, chez les compagnons, l’ouvrier non compagnon ou membre d’une société rivale, tandis que l’Indien est le nom donné aux compagnons charpentiers du Devoir de Liberté (rite de Salomon), les rivaux des compagnons passants charpentiers du Devoir (rite de Soubise).
L’illustration de cet article est extraite de la lithographie de Perdiguier « Le Compagnonnage illustré » (1858) et nous montre un compagnon charpentier du Devoir, à gauche, et un compagnon du Devoir de Liberté (ou Indien), à droite.
Article rédigé par Laurent Bastard. Merci