Centre de Recherche sur la Canne et le Bâton
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SANCHO PANZA ET LA CANNE AUX PIECES D’OR

On imagine souvent que les cannes à système ont été inventées à la fin du XVIIIe siècle et au cours du XIXe. Il devait pourtant en exister auparavant, si l’on en croit Miguel de CERVANTES (1547-1616), l’auteur de l’illustre « Don Quichotte de la Manche » (1605-1616).

Au chapitre XLV, alors que Sancho Panza est devenu gouverneur de l’île de Barataria, se déroule une audience opposant deux vieillards, dont l’un porte une canne. Le sens de l’observation de Sancho va permettre de mettre en lumière une tromperie et de rendre une justice parfaite…
Voici ce texte savoureux, extrait de la traduction des éditions Charpentier (1847) :

« On exécuta l’ordre du gouverneur, devant lequel se présentèrent deux hommes d’un âge avancé. L’un portait pour canne un roseau creusé en dedans ; l’autre vieillard n’avait pas de canne. Celui-ci dit à Sancho : « Seigneur, j’ai prêté à ce brave homme dix écus d’or, pour lui faire plaisir et lui rendre service, à condition qu’il me les rendrait quand je les lui redemanderais. Il s’est passé beaucoup de temps sans que je les lui aie redemandés ; je ne voulais pas, en l’obligeant à me les rendre, le mettre dans un plus grand besoin que celui où il était quand je les lui prêtai.
Cependant, ayant cru voir qu’il ne se pressait pas de s’acquitter, je lui ai demandé mon argent une et cent fois ; mais lui, loin de me les rendre, il me le nie, en disant que jamais je ne lui ai prêté ces dix écus, et que si je les lui ai prêtés, il me les a rendus depuis longtemps. Je n’ai aucun témoin ni du prêté ni du rendu, d’autant que pour ceci ce serait bien difficile. Je voudrais que votre grâce lui fît prêter serment : s’il jure qu’il me les a rendus, je l’en tiens quitte et pour ici et pour devant Dieu.
- « Que dites-vous à cela, bon vieillard au bâton ? » demanda Sancho. Le vieillard répondit : « J’avoue, seigneur, qu’il me les a prêtés ; mais que votre grâce abaisse sa vare, et puisqu’il s’en remet à mon serment, je jurerai que je les lui ai rendus et payés en toute vérité. »
Le gouverneur abaissa sa vare et, cependant, le vieillard au bâton donna sa canne à l’autre vieillard en le priant, comme si elle l’eût beaucoup embarrassé, de la lui tenir tandis qu’il prêterait serment ; ensuite, étendant la main sur la croix de la vare, il dit qu’il était vrai que l’autre lui avait prêté les dix écus réclamés, mais qu’il les lui avait rendus de la main à la main et que, faute d’y avoir fait attention, l’autre les lui redemandait à chaque instant. Alors, voyant cela, le grand gouverneur demanda au créancier ce qu’il avait à répondre au dire de la partie adverse.
L’autre répondit que son débiteur devait sans nul doute avoir dit vrai, car il le tenait pour bon chrétien et homme de bien ; qu’il devait lui-même avoir oublié quand et comment cet argent lui avait été rendu, et que dorénavant il ne lui demanderait jamais plus rien.
Le débiteur reprit sa canne, et baissant la tête, sortit de l’audience. Sancho l’ayant vu partir ainsi sans plus de façons, et considérant la résignation du demandeur, inclina sa tête sur sa poitrine, et plaçant l’index de la main droite entre le nez et les sourcils, il demeura quelques moments à réfléchir ; puis aussitôt, il releva la tête et donna l’ordre qu’on rappelât le vieillard au bâton, qui avait déjà disparu. On le ramena, et dès que Sancho le vit : « Donnez-moi cette canne, brave homme, lui dit-il, j’en ai besoin. – Très volontiers, seigneur, répondit le vieillard, la voici. » Et il la lui donna.
Sancho la prit et, la tendant à l’autre vieillard : « Allez avec Dieu, lui dit-il, vous voilà payé. – Qui, moi, seigneur ? répondit le vieillard ; est-ce que ce roseau vaut dix écus d’or ? – Oui, reprit le gouverneur, ou bien je suis le plus grand bénêt du monde ; et l’on va voir si j’ai de la cervelle pour gouverner tout un royaume. »
Sur quoi il ordonna qu’on ouvrît et brisât la canne en présence des assistants. Ainsi fut fait, et dans l’intérieur du roseau on trouva dix écus d’or. Tout le monde resta émerveillé, et tint le gouverneur pour un nouveau Salomon. On lui demanda ce qui l’avait induit à penser que dans ce roseau devaient se trouver les dix écus d’or : il répondit qu’ayant vu le vieillard donner sa canne à sa partie adverse pendant qu’il prêtait serment, et jurer qu’il lui avait en toute vérité rendu les dix écus, puis, après avoir juré, lui reprendre la canne, il lui était venu à l’esprit que dans ce bâton se trouvait l’argent qu’on lui demandait. « D’où l’on peut induire, ajouta-t-il, qu’à ceux qui gouvernent, ne fussent-ils que des lourdauds, Dieu fait quelquefois la grâce de les diriger dans leur jugement (…)
Bref, les deux vieillards s’en allèrent, l’un confus, l’autre remboursé, tandis que tous les assistants étaient dans la même admiration. »

Voilà qui atteste, sous une forme romancée, l’existence de cannes en roseau creux destinées à cacher des pièces ou autres objets précieux, et ce au début du XVIIe siècle.

Sur la vare tenue par Sancho dans ses fonctions de juge, voir l’article du 23 juin 2010 : « Dans les Pyrénées, le baisement de la vare de justice« . Il s’agissait d’une baguette (ici en forme de croix, pour prêter serment), insigne des fonctions judiciaires des alcades et autres titulaires du pouvoir local en Espagne.

La gravure est extraite de la revue « Le Magasin pittoresque » de mai 1853 et est légendée : « Sancho dans l’île de Barataria. Dessin de Pauquet, d’après C.-R. Leslie ».

Article rédigé par Laurent Bastard. Merci :)

3 Comments to “SANCHO PANZA ET LA CANNE AUX PIECES D’OR”

  1. Laurent BASTARD dit :

    Une histoire de cannes creuses et malhonnêtes a été portée au petit écran, sur France 3, le dimanche 5 août 2012 avec la série télévisée italienne « Commissaire Montalbano ».
    L’épisode était intitulé « Le sens du toucher ». Les cannes en question étaient celles de deux aveugles qui avaient voulu arrondir leurs fins de mois difficiles en convoyant clandestinement de la cocaïne provenant d’un trafic tunisien. Ils allaient chaque semaine la récupérer sur une île de Sicile et, grâce au chien qui leur avait été fourni par une pseudo-oeuvre caricative, ils éloignaient ceux des douaniers habitués à détecter la drogue. Bien mal acquis ne profite jamais : les deux convoyeurs finissent assassinés !
    Le souvenir d’un témoin, qui raconte l’épouvante de l’un des aveugles qui avait laissé tomber sa canne à la mer, éveille les soupçons du commissaire, et il finit par découvrir le pot aux roses.
    L’épisode a été réalisé par Alberto Sironi en 2002, sur un scénario d’Andrea Camilleri.

  2. [...] Sur une autre histoire de canne creuse renfermant un trésor, voir l’article du 24 juillet 2012 : Sancho Panza et la canne aux pièces d’or [...]

  3. [...] ou des pièces de monnaie (voir par exemple Un bâton porte-documents, par G. Aimard (1865) et Sancho Panza et la canne aux pièces d’or). En voici un nouvel exemple, qui relève peut-être de la légende mais qui n’a rien [...]

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