BOUCHER DE PERTHES (1788-1868), qui fut directeur des Douanes comme son père et qui est resté connu comme préhistorien grâce à ses découvertes à Abbeville (Somme), a écrit ses Mémoires sous le titre : « Sous dix rois. Souvenirs de 1791 à 1860″ (1863).
Dans le chapitre intitulé « M. Patte, M. Leleu. Abbeville, 1804″, il décrit deux personnages pittoresques, douaniers de leur état, nommés Leleu et Patte. Le premier est un bâtonniste redoutable, qui sait aussi manier le fléau. Le second est son élève, mais un élève maladroit…
Le texte de ces Souvenirs est consultable sur Google.livres. Voici l’extrait qui nous intéresse (p. 153-156) :
« Mon père, en sa qualité de directeur des douanes, avait un premier secrétaire dont j’ai déjà parlé ; il s’appelait M. patte. C’était un homme de haute taille, honnête, intelligent, douanier dans l’âme, et qui, de l’emploi de simple préposé où mon père l’avait trouvé, était monté au grade qu’il occupait, grade équivalent à celui de sous-inspecteur. M. Patte avait pour ami un homme sorti, comme lui, des rangs infimes de la ferme générale, et qui, également par la protection de mon père, était devenu capitaine de brigades, ou ce qu’on nommait alors contrôleur. M. Leleu semblait fait pour son nom qui, en picard, veut dire loup. (…)
C’était ce même Leleu qui, dans un échouement sur les côtes de Marquenterre (Somme), ayant trouvé le navire à sec envahi par les riverains, et jugeant qu’il serait trop long de verbaliser contre tant de voleurs, ferma les écoutilles, se mit à l’entrée du seul trou par où chaque pillard devait sortir, et à mesure qu’il s’en présentait un, lui faisait déposer son paquet et lui administrait de sa main un certain nombre de coups de canne qu’il proportionnait au poids et à la valeur des objets et à l’importance du vol (…).
Il est certain que quelques coups de bâton étaient plus acceptables que les galères, auxquelles il aurait pu les faire condamner (…). Seulement, il se plaignait d’en avoir eu bien longtemps mal au bras (…). S’il tenait si fort au libre mouvement de son bras, c’est qu’il était grand joueur de bâton, et plus souvent encore dans l’art de manoeuvrer le fléau, exercice auquel les Abbevillois et les Amiénois passaient pour très habiles. C’est lui qui en avait inspiré le goût à M. Patte, et c’est sous sa direction que cet élève, moins robuste que lui, avait éprouvé un échec cruel par le ridicule qui lui en était resté.
Pour comprendre ceci, il faut savoir ce que c’est que l’arme dont il s’agit. Le fléau picard consiste en trois bâtons d’environ dix-huit pouces chacun, attachés l’un à l’autre par une courroie, comme dans le fléau à battre le grain, et il est terminé par une boule de fer. C’est une arme terrible et dont les coups sont souvent mortels.
On disait que, dans sa jeunesse, Leleu avait lutté contre six grenadiers sabre en main, et qu’il les avait mis en déroute. Quand on connaît le jeu de l’instrument, on peut croire à la possibilité du fait. L’ennemi du fléau, ou son préservatif, est un fouet, parce que s’accrochant dans la lanière, il ne peut plus jouer. Contre des armes ordinaires, sabres, épées, piques, épieux, son action est presque incroyable. Mais celui qui le manie, notamment le débutant, doit prendre de grandes précautions, car la boule peut revenir sur lui et le tuer, ou toucher le spectateur qu’il croira hors de portée.
La chose arriva à M. Patte. Il s’exerçait au fléau dans un pré où il pensait avoir les coudées franches ; mais novice encore, il se laissa emporter par son instrument ; il fit un cercle plus large qu’il ne voulait, et il atteignit un malheureux âne paissant dans un coin et qui, fort inopportunément, en voyant ses passes, avait relevé la tête. L’innocente bête fut tuée du coup.
Ce bon M. Patte, meurtrier par imprudence et condamné, comme tel, à payer des dommages et intérêts, non à la famille de l’âne, mais à son propriétaire, en hérita du sobriquet qui dura jusqu’à sa mort : on l’appela d’abord « le fléau des bourriques » ; puis, par abréviation, « Patte-aux-ânes ».
Article rédigé par Laurent Bastard. Merci