Nous avons souvent eu à faire avec Alphonse Karr (voir les différents articles dans « Rechercher »). Cet écrivain original, né en 1808 et mort en 1890, était un bâtonniste habile et il a souvent intégré des scènes de duel au bâton dans ses oeuvres. En 1884, au soir de sa vie, il publie « Le bâton, maître du monde », dans son recueil « La soupe au caillou, histoires contemporaines » (chez Calmann-Lévy). Il y passe en revue toutes les variétés de bâton des peuples et des époques, pour conclure avec amertume sur une note de politique contemporaine, appelant à la sévérité envers les Communards amnistiés et les tenants du laxisme ambiant. Vieille rangaine de tous les temps…
Voici son texte, consultable via Gallica.
« LE BATON, MAITRE DU MONDE
Lorsque, le matin, après une pluie d’orage, je vois un taillis diapré de chapeaux de champignons sortis subitement de terre pendant la nuit, si la nature du sol, une observation précédente et aussi les couleurs, le faciès et l’odeur me font penser que ce doivent ou peuvent être d’excellents cryptogames, des bolets, des cèpes, des oronges, des mousserons, etc.
Je m’arrête, je les appelle par leur nom, dont la prononciation est déjà une saveur agréable, et il est probable que je les cueille.
Mais si la rencontre a lieu en endroit connu pour donner naissance d’ordinaire à des champignons vénéneux ou au moins suspects, je ne m’amuse pas à dire : Voici une fausse oronge, l’agaric souffre ou l’agaric meurtrier, ou le lycoperdon, etc.
Je dis : Tiens, des champignons ! et je passe.
C’est ainsi que, depuis longtemps, comme je l’ai déjà avoué à mes lecteurs, je ne charge pas ma mémoire des noms des divers ministres et «hommes d’État » improvisés. Je dis : Tiens, des ministres ! tiens, des hommes d’État ! et je passe, sans examiner s’ils appartiennent à l’une ou l’autre des nombreuses classes, divisions et subdivisions du parti soi-disant républicain.
Le ministère actuel, aussi imprévu à son tour que des champignons, leur ressemble encore particulièrement en ce qu’il ne se compose pas en réalité d’hommes, mais de chapeaux destinés à garder les places de maîtres pour le moment sortis. Je n’ai donc ni appris ni retenu le nom des membres de ce ministère-chapeau qui préside au département dont j’ai à parier; je crois cependant que c’est le ministre de l’intérieur; en tous cas, c’est celui qui a autorisé une
vieille femme à fouiller au moyen d’une baguette les caveaux de Saint-Denis pour y chercher des trésors.
Il est à remarquer que ces gens qui se piquent de ne pas croire en Dieu, croient aux sorciers, croient à la baguette, comme ils croient à la République, comme ils croient à leur pouvoir, à leur capacité, comme ils croient à eux-mêmes.
La baguette, le bâton ont joué de tout temps un rôle important, prépondérant même, dans les affaires humaines; les épées, les lames, les sabres ne sont que des transformations et des perfectionnements du bâton, de la branche d’arbre arrachée par l’homme primitif, comme les balles et les boulets le sont de la pierre ramassée sur le sol ; le fusil longtemps appelé » bâton à feu », réunit le bâton et la pierre, ce que faisait déjà la flèche.
Le sceptre des rois est un bâton; la crosse des évêques est un bâton, et longtemps, disent quelques auteurs, elle fut le simple bâton sur lequel ils s’appuyaient dans les voyages qu’ils faisaient à pied. Un saint a dit des évêques : « Crosse de bois, évêque d’or ; crosse d’or, évêque de bois. » Cependant les augures romains portaient, en signe de leur dignité, un bâton recourbé appelé lituus. La caducée de Mercure, avec lequel il conduisait les âmes au Tartare ou les en lirait, virgam capil (Virgile), était une baguette ornée de deux serpents. Les baguettes des magiciens égyptiens et celle de Moïse firent assaut de prodiges, jusqu’à ce que, les magiciens ayant changé leurs baguettes en serpents, celle de Moïse subit la même transformation et dévora les autres.
La baguette d’Aaron était une branche d’amandier qui, plantée en terre en même temps que celles de ses onze concurrents au suprême pontificat, se chargea, dans la nuit, de feuilles, de fleurs et de fruits.
Le bâton augurai de Romulus fut, dit Plutarque, retrouvé intact dans les cendres d’un temple brûlé par les barbares, où il avait été déposé.
La baguette de Moïse fit jaillir l’eau d’un rocher. Il est vrai que Tacite raconte la chose autrement, mais on sait la haine dédaigneuse des Romains contre les Juifs. C’est, dit-il, en voyant un troupeau d’ânes sauvages courir vers un bouquet d’arbres, qu’il pensa qu’ils allaient boire, et trouva une source sortant d’un rocher qu’il frappa de sa baguette. C’est depuis ce temps que ces peuples se sont si souvent avisés de suivre les ânes, mais le plus souvent sans profit, et, au contraire, à grand détriment.
On sait que Jacob mit des bâtons plus ou moins écorcés dans l’eau que buvaient les moutons de son beau-père Laban, pour augmenter le nombre des agneaux tachetés qui devaient lui appartenir.
Les Juifs avaient appris des Chaldéens à demander l’avenir à des baguettes. Le prophète Osée dit aux Juifs de la part de Jehovah : « Mon peuple a consulté le bois, et un bâton lui a répondu, mais c’était une tromperie de l’esprit de fornication. » Et au psaume 124, le roi des Juifs dit : « Dieu ne permettra pas que la baguette des pécheurs opprime les justes. »
Bâton encore ou baguette, le thyrse de Bacchus.
Bâton, le long roseau, kamaks, le bambou des Indes qu’on plaçait entre les mains des statues colossales de Minerve.
Bâton, la lance nuptiale ou sparum, avec laquelle le fiancé romain séparait la chevelure de la fiancée le jour du mariage.
Bâton, le long roseau duquel les enfants romains comme les nôtres se faisaient leur premier cheval arundine longa (Horace).
Bâton, la flèche d’Abaris sur laquelle il traversait les montagnes, les rivières et la mer.
La baguette de Circé, celle de Médée, la baguette des fées, de Morgane, etc.
Bâton, la lance d’or d’Argail, qui renversait tous ceux qu’elle touchait; bâton, le rameau d’or qu’Énée arrache et qui lui permet, vivant, de descendre dans les enfers.
La rabdomancie, ou xylomancie, ou bélomancie quand on se servait de flèches, divination par les baguettes, était pratiquée par tous les peuples, par les Indiens, par les Égyptiens, par les Hébreux. Cicéron désire une baguette divine qui fournisse à tous le nécessaire. Tacite signale le bâton chez les Germains.
Les Hébreux interrogeaient les « pythons » avec une baguette de myrte à la main, les Scythes se servaient de baguettes de saule, les Mèdes de baguettes de tamarix. Chez les Allemands, certains médecins préparaient, préparent peut-être encore des baguettes de frêne, cueillies au temps précis de la conjonction du soleil et de la lune, dans le signe du bélier. Ces baguettes, qui s’appellent das Vundhalts, ou bois à guérir les plaies, remettent les os disloqués ou rompus et arrêtent les hémorragies ; la baguette coupée, il faut en sceller les deux bouts avec de la cire d’Espagne, pour que la « vertu » ne s’évapore pas.
Aujourd’hui, assure-t-on, les Allemands ne se servent plus que de la baguette de coudrier, et uniquement pour rechercher les métaux. Ils l’appellent « verge de fortune » ; quelques-uns cependant prennent une baguette de fer pour chercher l’or, de coudrier pour l’argent, de frêne pour le cuivre, de pin pour le plomb, et une tige de laitue pour le fer. Ces baguettes doivent être coupées le vendredi saint ou la nuit de Noël. Quelques-uns se confient entièrement à la
baguette, d’autres prononcent certains mots, etc., etc.
Il a été écrit, en allemand et en français, plusieurs centaines de volumes sur la baguette divinatoire ou verge de Moïse.
D’abord, en souvenir de Moïse, les baguettes ne servaient qu’à chercher et à trouver les sources cachées sous la terre. Les premières baguettes furent d’amandier, la tradition racontant que la baguette avec laquelle Moïse fit jaillir l’eau du rocher était celle empruntée à son frère Aaron, laquelle était une branche d’amandier qui avait miraculeusement fleuri. Mais le bois de l’amandier n’est pas flexible; les adeptes pensèrent que le coudrier ou noisetier a, comme l’amandier, une coque renfermant une amande, et qu’on pouvait sans scrupule et sans inconvénient employer l’un pour l’autre ; mais bientôt lesdits adeptes trouvèrent que l’eau n’excitait pas assez d’enthousiasme et que l’impôt levé par la baguette sur la crédulité publique ne rendait pas suffisamment. On annonça que la baguette découvrait également l’or, l’argent et tous les métaux. Un savant minéralogiste allemand, le baron de Beausoleil, vint en France appelé par Richelieu, et fit des recherches dont on profita après lui ; seulement, dissimulant ses connaissances réelles sous des pratiques plus propres à exciter l’admiration du vulgaire, il se servait de la baguette et de toutes sortes de conjurations; on le fit passer pour sorcier, on lui vola ses instruments et ses équipages, qui représentaient de grosses sommes, et on le mit en prison, où on croit qu’il mourut.
Ce n’était pas assez; la baguette voulut agrandir son domaine et fit annoncer qu’elle découvrait les vols, les crimes de toutes sortes, les voleurs et les assassins : elle pouvait remplacer avantageusement la police.
Quand un inventeur est tombé sur une idée qu’il a jugé lui devoir une fortune, il ne la lâche pas ; dernièrement on a essayé de mettre un nouveau remède à la mode : ça guérissait de tout. Toutes les autres drogues et panacées, même la « douce revalescière », la farine de lentilles, devenaient inutiles. Ce remède, qui guérissait de tout, a été essayé sur un homme de ma connaissance qui était loin d’être l’ anima vilis sur laquelle, moins hardie, l’ancienne médecine expérimentait autrefois; en deux heures ce poison l’a guéri de la vie.
Comme ladite drogue ne produit pas les succès et surtout l’argent qu’on en attendait et que l’inventeur est décidé à ne pas la laisser disparaître insolvable de la fortune qu’elle lui doit, on a vu récemment annoncer dans les journaux qu’elle rend aux cheveux leur couleur native et les teint en noir, en brun, en blond, au choix des personnes.
Donc la baguette, abandonnant ou négligeant les sources, surtout dans la saison des pluies, se mit à découvrir l’or et l’argent, à dénoncer et à poursuivre les voleurs et les assassins. En même temps on renonça à la baguette de coudrier et d’amandier. Il n’entrait pas, en effet, dans les intérêts des exploiteurs que les phénomènes fussent dus à la baguette, parce que alors tout le monde pouvait les produire. Une verge de fer, de cuivre, de n’importe quel bois, suffisait, pourvu qu’elle fût tenue par un personnage doué. Alors, à quoi servait la baguette dont on avait varié tant de fois les dimensions et la forme ?
Aujourd’hui, il n’y a plus guère à Paris que M. le ministre de l’intérieur qui croie à la baguette ; en province même, redevenue modeste, la baguette ne découvre plus que les sources.
Revenons au bâton. Le bâton a été de tout temps l’emblème et le plus souvent l’origine de toute puissance humaine.
L’huissier, le bedeau, le policeman anglais, ont une baguette ; en Italie, les sergents de ville ont de longues cannes. Dans les anciens tournois, l’officier qui était chargé de surveiller la régularité du combat était armé d’une baguette blanche. Dans l’armée nous avons, à divers degrés, la canne du tambour-major et le bâton du maréchal. La France a été, je crois, très
honorablement la première à supprimer les coups de bâton comme punition dans l’armée. Le vol qui, dans d’autres pays, en Russie, par exemple, fait faire parfois le voleur soldat, rend le voleur en France indigne de faire partie de l’armée. En Russie les « battoges », instrument de punition et parfois de supplice, sont des bâtons. C’est par l’épée, la lame, le fusil, le canon et autres modifications du bâton, que les conquérants, qui font toujours plus de mal à leur peuple vainqueur qu’au peuple vaincu, excitent l’admiration, l’enthousiasme, le dévouement des nations imbéciles. Leur sceptre, comme je l’ai dit déjà, est d’abord un bâton ; puis on l’entoure, on l’orne, on le déguise, on le cache un peu sous divers enjolivements : or, perles, diamants, améthystes, topazes, saphirs, émeraudes, etc., comme le thyrse de Bacchus sous les pampres. Jamais les rois vrais pères du peuple, comme Louis XII, Henri IV, Louis XVI, n’ont été admirés, adulés, aimés, divinisés comme les conquérants François Ier, Louis XIV, Napoléon Ier, etc.
C’est en pensant aux peuples, à leurs adorations, à leurs cultes imbéciles que j’ai dû modifier un vieux proverbe et dire : « Aime bien qui est bien châtié. »
Après le 9 thermidor, comme tout n’est que mode en France, une mode certes beaucoup plus louable si elle n’eût été tardive et n’eût pas attendu la mort de Robespierre et de ses complices, amena « la jeunesse dorée » à s’armer d’énormes gourdins et à faire la chasse aux divers voleurs, fripouilles, assassins, etc., se disant patriotes.
Aujourd’hui, en voyant les voleurs, fripouilles, incendiaires et assassins de la Commune, rappelés et amnistiés bêtement, ne pas nous amnistier et proclamer hautement et publiquement leur espoir et leur intention de renouveler les crimes de la Commune ; en les voyant moins fanatiques, moins résolus, mais aussi méchants et aussi féroces que leurs modèles de 1793 ; en voyant l’indifférence, la tolérance, l’impuissance et parfois la complicité de ceux qu’on appelle improprement « le pouvoir » ; en voyant la police ridiculement rossée par les malfaiteurs, on se rappelle que les modes passées peuvent revenir, que les cheveux blonds et les paniers ont reparu, on se demande s’il n’est pas nécessaire, fatal, urgent, que la mode des gourdins revienne à son tour. »
Ce texte fort complet proposé par Laurent Bastard, que nous remercions, permet, par le biais du rappel des multiples usages historiques du bâton, relevés par Alphonse Kar, de bien se dire que le bâton suit l’histoire des hommes (et particulièrement ici, l’histoire de France). Merci.