En 1886, le romancier et historien Jules CLARETIE (1840-1913) publie « La canne de M. Michelet. Promenades et souvenirs ».
Le procédé littéraire de J. Clarétie est le suivant : en possession de la canne que lui a offerte la veuve de l’écrivain et historien Jules Michelet (1798-1874), il se laisse guider par elle pour visiter les environs de Paris, là où se sont déroulés, quinze ans plus tôt, de terribles combats contre les Prussiens, des atrocités, des fusillades sommaires, des actes d’héroïsme.
Les douze chapitres de ce livre (consultable sur le site Gallica de la BnF) sont empreints de nostalgie et de patriotisme. Voici le début du premier chapitre (Promenades dans le passé) où il est question de la fameuse canne, qu’il compare à celle de Balzac, laquelle a fait l’objet d’un précédent article (Canne qui rend invisible). Tous les promeneurs et randonneurs, mais aussi toutes les personnes âgées seront sensibles à l’évocation des liens particuliers qui unissent la canne à son propriétaire.
« La faute n’en est pas à moi, mais à la canne de M. Michelet !…
J’étais sorti, par les champs, songeant à quelque scène de mon drame que j’allais, dans un moment, jeter sur le papier et j’avais pris, pour m’accompagner, la belle canne à pomme d’or qui appartint à M. Michelet et que Mme Michelet m’a donnée. C’est comme un ami, un bâton de promenade. Il y a en lui quelque chose de vivant. Tout en marchant, il écarte la pierre du chemin, repousse l’ortie qui, hargneusement, se dresse le long de la route, soulève la branche de ronces qui pourrait vous égratigner dans les chemins creux. La canne, bonne compagnonne, est comme la confidente des pensées du promeneur. Elle se traîne lentement ou cogne tristement contre quelque caillou, si la réflexion est sombre, absolument comme on hocherait la tête ; et, si l’idée est gaie, la canne prend allègrement de petits mouvements vifs. Dis-moi comment se comporte ta canne et je te dirai ce que tu penses. Songez, comme preuve, aux lestes moulinets de la canne du caporal Trim et aux zigzags qu’elle dessinait dans l’air.
Et cette amie des promenades solitaires a cela d’excellent qu’elle écoute et ne dit rien. c’est le modèle des confidentes de tragi-comédies. La canne est muette et ne révèlera rien de ce que lui aura confié la fièvre de la main, trahissant la fièvre du cerveau. Je n’ai encore trouvé qu’une canne fantastiquement douée de la voix et de la vie : -c’est la canne de M. Michelet.
Elle est fort belle avec sa longue tige jaune et sa tête de quartz aurifère. Elle vient de loin, de bien loin, et en me la donnant, cette canne sur laquelle s’est appuyé Michelet rêvant, Mme Michelet m’en a conté l’histoire et je la cite :
« Elle vient du pays où les arbres ont l’ambition de monter jusqu’au ciel. Ces arbres, les wellingtonia, abritent parfois de leur ombre paternelle des étangs où se multiplie et s’enchevêtre une végétation inconnue à nos froides régions. C’est au bord d’un de ces étangs qu’a poussé ce beau jonc mâle. Son acte de naissance est donc porté sur les registres de San-Francisco. C’est un enfant du pays de l’or. La pomme d’or qui termine son extrémité supérieure a voulu en témoigner, mais d’une façon spirituelle : la plaque en quartz blanc où courent les filons du minerai, comme des veines, dit modestement : « Voilà ce que j’étais quand on m’a pris au sein de la nature. » Et la gangue qui sertit le quartz, dans son bel or pur, dit à son tour : « Voilà ce que m’a fait l’industrie de l’homme ».
« Le côté touchant de l’histoire est celui-ci : un élève de M. Michelet fut pris, un beau jour, de l’irrésistible envie d’aller se perdre dans les vastes prairies du nouveau monde. Il traversa tout d’une haleine les huit cent lieues du Far-West et ne s’arrêta qu’à l’ombre des wellingtonia. Le rêveur trouva là de toutes autres impressions que dans le désert. Il se vit au milieu de gens qui, tous, avaient la fièvre du travail. Cette fièvre le gagne à son tour ; il se fait mineur et s’enrichit. Mais la fortune ne fait pas le bonheur. Il le sentait, le soir, assis sous sa véranda. Le passé lui revenait, les souvenirs mêlés de regrets. Les dernières paroles qui avaient remué son coeur d’homme se réveillaient peu à peu ; il se revoyait en France, à Paris, sur les bancs de ce grand Collège où sont venues s’asseoir toutes les nations.
Il revoyait le maître aimé ; c’était à lui qu’il devait ce qu’il avait emporté de meilleur de la patrie absente. Le coeur gonflé, il s’écrie : « Je veux qu’il sache au moins que, même au bout du monde, je ne l’ai pas oublié ! » Le lendemain, il alla lui-même couper le jonc au bord de l’étang, lui fit sa toilette, et, quand il le jugea digne d’être offert à son maître, il fit graver comme hommage ces seuls mots : « P. Fortier à J. Michelet. »
Voilà l’histoire de la canne que Michelet emportait souvent dans ses promenades et sur laquelle, encore un coup, il s’appuyait lorsqu’il s’arrêtait devant quelque fourmilière, contemplant l’insecte, « l’infini vivant » ou lorsqu’il gravissait la montagne, ou, sur la plage, regardait la mer. Et je l’avais emportée aussi, à travers bois, à travers champs, la canne précieuse autrefois envoyée de Californie ; et, tandis que je marchais, comme au hasard, parti de Viroflay pour aller tout droit devant moi, invinciblement j’étais attiré par la canne vers des coins de terre où, comme en un cimetière, dort l’histoire, et la canne, la canne de jonc à poignée de quartz veiné d’or fin, me disait, me répétait – car elle parlait : - »Regarde bien les endroits où tu passes. sais-tu où tu es maintenant ? Non ! Eh bien ! tu es à l’endroit même où il y aura dans peu de jours seize années celui qui était alors l’empereur des Français partait, avec son fils, pour une guerre qui devait, moins de deux mois et demi après, le jeter prisonnier aux mains des Allemands ! » (…) Et la canne de M. Michelet, comme frémissant dans ma main, semblait évoquer cette journée du 27 juillet 1870 (…)
J’aurais été fort étonné, je l’avoue, de cette obsession du passé que faisait entrer en mon cerveau la canne de M. Michelet, si je n’avais souvent médité sur le roman de Mme de Girardin : « La Canne de M. de Balzac ». Mme de Girardin a fort bien expliqué que c’était à cette canne énorme, dont Froment Meurice avait, je crois, sculpté la pomme, que le peintre de la Comédie Humaine devait la meilleure part de ses succès. Cette canne le rendait invisible. Grâce à cette canne, il pouvait, sans être aperçu, visiter la cabane du pauvre et les palais du riche, comme les sultans des Mille et une nuits. Grâce à elle, Balzac regardait à loisir des gens qui se croyaient seuls, et saisissant l’homme au saut du lit, il surprenait, dit Mme de Girardin, « des sentiments en robe de chambre, des vanités en bonnet de nuit, des passions en pantoufles, des fureurs en casquette et des désespoirs en camisole. »
La canne de M. Michelet a une autre propriété, aussi merveilleuse. Elle ne rend pas invisible le passé : elle évoque les fantômes, elle ressuscite les morts. Elle peuple de spectres les solitudes. Elle fait renaître la vie vivante là où, dans un lugubre repos, sommeille ce qui fut. Baguette de magicien, la canne du poète de l’histoire remet en place les décors évanouis des drames oubliés. Et c’est pourquoi, revivant pour un jour, les amères années d’autrefois, j’ai erré par les chemins, interrogeant ces coins de terre où notre histoire – et quelle histoire ! notre histoire saignante – est ensevelie, et j’ai gravi le calvaire d’il y a quinze ans, la canne évocatrice, la canne de M. Michelet à la main ! »
On émettra quelque doute sur l’origine californienne du jonc qui a servi à confectionner la canne de Michelet.
L’illustration est un portrait de Jules Clarétie figurant dans Le Monde illustré du 7 novembre 1885.
Article rédigé par Laurent Bastard. Merci