Chapitre X.
Un petit coup frappé sur son épaule le réveilla en sursaut. Il faisait jour. L’échéance était arrivée ; l’homme à la canne était devant lui.
« C’est bien, dit ce dernier, voilà de l’exactitude ; tu es même en avance, car tu me parais avoir passé la nuit sous l’arbre.
- En effet, » dit le vieillard surpris. Il se leva et reconnut la route et le lieu du rendez-vous.
« Tu as réussi, je le vois au luxe de ton costume. Allons ! tu as bien fait de tenter l’épreuve.
- Que dites-vous ? s’écria Jacques désespéré, car le souvenir lui revenait. J’ai blessé le fils du roi ; reprenez ce talisman fatal.
- Tu n’as pas voulu m’écouter ! »
Le bûcheron raconta sa lamentable histoire. A travers le récit des déceptions, qu’il sentait avoir méritées, perçait un repentir sincère et un violent chagrin d’avoir compromis la vie du prince.
« Allons, lui dit son protecteur, tu es un brave homme et tu t’es trompé. Ne t’afflige pas trop, ta victime n’est que légèrement blessée. La leçon te profitera, je l’espère ; tu sais maintenant qu’il ne suffit pas d’avoir en main la puissance, mais qu’il faut encore savoir la diriger. Pour exercer un grand pouvoir, il faut une haute intelligence et une profonde sagesse.
- Mais ma fille, ma Georgette !
- Ta fille sera heureuse. Sa vertu et sa charité l’ont menée tout droit au seul but qu’il lui fût permis d’atteindre. Viens ! »
Le vieillard suivit son guide et rentra chez lui.
Georgette lui sauta au cou et l’embrassa tendrement.
Peu après le père de Marcel entra, chapeau bas, dans la cabane, suivi du jeune homme, qui tremblait comme la feuille.
« Voisin, dit le fermier au bûcheron en lui tendant la main, votre fille est un trésor, je viens vous la demander pour Marcel. »
L’étranger retint dans ses bras Georgette défaillante, et Jacques lui-même ne put répondre, tant il était ému. Mais la façon dont il serra la main du fermier fut un consentement qui répandit la joie sur tous les visages.
« Comme vous êtes beau, mon père ! dit Georgette revenue à elle ; qu’avez-vous donc fait pendant ces huit jours ? »
Jacques allait parler, mais l’étranger l’en empêcha et répondit pour lui :
« C’est un secret qui me concerne ; il a promis de ne pas le révéler.
- Soyez tranquille, dit le bûcheron avec un reste d’effroi, je serai discret. »
Quelques instants après l’homme à la canne avait disparu, et deux mois plus tard Georgette était devenue fermière.
CHARLES MARQUET
Nous ajouterons quelques commentaires au terme de ces dix chapitres que nos lecteurs ont pu trouver bien longs…
Sur le fond, ce conte est un monument de conservatisme social et de moralisme mièvre. Le pauvre bûcheron et sa fille Georgette sont dans le dénuement, mais le père rêve, l’insensé, de la marier à un seigneur riche et puissant. Georgette, belle, pure, honnête, craintive, sujette à perdre conscience, correspond au modèle des femmes de l’époque. De plus elle est bonne et généreuse et n’hésite pas à se priver du peu de nourriture et de l’argent que lui offre son père pour secourir une famille en détresse. « Il y a plus malheureux que nous » se dit-elle, sous-entendant qu’il faut savoir se contenter de son sort. Et surtout ne pas chercher à sortir de sa condition ; tout au plus peut-elle rêver d’un prince charmant qui serait le fils d’un fermier aisé.
Le roi que rencontre le bûcheron est un bon souverain, juste, qui sait reconnaître la bonté d’âme de ses sujets, mais il est mal conseillé.
L’aventure de Jacques le bûcheron se solde par un échec, malgré les recommandations de l’homme à la canne. Donner un instrument de puissance à quelqu’un qui n’a ni intelligence ni sagesse (sous-entendu un homme du peuple) ne peut qu’aboutir à des résultats néfastes.
D’ailleurs, si près du but, le bûcheron se voit échouer par le sort inéluctable, le présage que l’astrologue avait fait au roi à propos de l’accident de son fils. On n’échappe pas au destin qui remet chacun à sa place.
Il est aussi bien injuste, lui rappelle l’homme à la canne, de se plaindre et d’accuser la providence de l’avoir abandonné. S’il est honnête et sa fille aussi, le bonheur finira bien par leur sourire…
Le magazine « La Semaine des enfants », édité sous le second Empire, était destiné aux enfants de la bourgeoisie. Ils ne percevaient à travers les articles de cette publication qu’une image déformée de leur environnement. Les paysans sont présentés comme de rudes travailleurs mais honnêtes. Les ouvriers sont tantôt des artisans sérieux, tantôt de mauvais sujets, mais ils appartiennent presque toujours au monde de l’artisanat, pas à celui des usines. Bons prêtres, riches généreux, tendres marraines, fées attentives, pères et mères aimants, rois magnanimes, constituent les héros proposés aux jeunes lecteurs. Pour qui a connu, il y a quelques dizaines d’années encore, les conditions de vie de certaines familles rurales de régions déshéritées, on ne peut que sourire lorsqu’on lit, notamment, que lit de Georgette était « blanc comme neige »…
On remarquera également que l’intervention d’un personnage mystérieux doué de pouvoirs magiques est un grand classique des contes. Nombreux sont ceux qui rapportent les difficultés d’un constructeur de pont ou de cathédrale incapable de finir son ouvrage, et qui est sauvé par l’intervention d’un être étrange qui n’est que le diable déguisé. Parfois aussi il s’agit d’un ange ou du Christ sous les apparences d’un mendiant ou d’un modeste ouvrier, qui vient en aide à celui qui ne peut résoudre un problème.
L’homme à la canne, qui était-il ? Un envoyé du ciel ou de l’Enfer, un magicien plein de bonté ? Le conte ne le présente pas comme un être maléfique et il s’agit là d’un homme qui met la puissance de sa canne magique au profit des malheureux.
Enfin, la canne même du personnage est tout à fait insolite. Elle ne produit pas ses effets quand elle touche quelque chose ou quelqu’un, ou quand on la pointe vers une cible, ni quand on la frappe (voir les articles sur Bâton de berger, bâton de sorcier et Une canne qui parle à la Guadeloupe (1698)
Cette canne agit quand on la pose sur sa bouche et qu’on inspire. Elle attire alors à elle l’objet ou l’être désiré.
Article rédigé par Laurent Bastard, merci