Toutes les nouveautés vestimentaires ont suscité à la fois l’enthousiasme et la réprobation, et ce constat est toujours d’actualité. Il en fut de même au XIXe siècle envers la canne.
Le texte qui suit permet de dater la mode du port de la canne quelque temps auparavant, peut-être dans les années 1820. Cela ne signifie pas qu’elle était ignorée auparavant, les multiples articles de ce blog démontrent le contraire, mais elle prit, semble-t-il, un essor considérable à partir de ces années-là en se répandant dans la société bourgeoise, les artistes, les commerçants, etc., pour devenir à la fin du siècle un accessoire vestimentaire indispensable.
La canne a eu ses détracteurs. L’auteur du texte qui suit pousse un peu loin sa démonstration pour inciter ses lecteurs à ne pas céder à la tentation d’un achat inutile, mais il y a du vrai dans son propos.
Il est extrait du « Recueil de morceaux en prose à l’usage des classes moyennes des écoles » (p. 30-32), par N. Chr. et Vilh. BJERRING, publié à Copenhague en 1837 (consultable sur Google.livres).
« DES CANNES.
Au temps jadis, les cannes étaient une des prérogatives des vieillards comme les perruques. Les vieux procureurs, les vieux curés, les vieux médecins, les vieux philosophes, les vieux marquis portaient des cannes à pomme d’or et à cordons de cuir. Alors la canne était une infirmité, compagne de la goutte et du rhumatisme.Aujourd’hui, c’est un ornement qu’on adopte pour s’empêcher de marcher soi et surtout les autres.
Depuis qu’on a dit en vers et en prose : « On est vieux à vingt ans », la jeunesse a répondu : « Ah ! on est vieux ; eh bien ! nous voulons des cannes et des perruques », et là-dessus elle s’est appuyée sur des badines, et abritée sous de faux toupets.
Et pourtant, la canne, comme objet de luxe, nous semble une des superfluités les plus dispendieuses et les plus embarrassantes qu’on ait encore découvertes.
D’abord loin de nous l’idée de supposer à quiconque une canne prohibée, cette aberration mettrait le propriétaire hors la loi avec dépens. Non, vous achetez une canne innocente et permise, un bambou, bois de fer, bois des îles, ébène, peu importe le nom et la couleur. De perfides amis vous diront : « voilà une jolie canne », et vous, triomphant (attendu qu’aux traînements du sabre ont succédé les traînements de canne), vous permettez à la vôtre de résonner sur le pavé, ou mieux dans vos moments d’exaltation artistique et de gloire radieuse, vous la lancez en l’air ou vous faites à l’exemple d’un jongleur. Ceux qui vous aperçoivent ainsi vous croient le plus rayonnant des hommes, et vous aussi ; mais attendons la fin.
Montrez-vous assez hardi pour aller aux concerts, aux bals, aux spectacles ou ailleurs, et l’on vous obligera de déposer votre canne et conjointement cinquante centimes, sous prétexte que vous recevez un numéro de carton, lequel vous rendez plus tard. Vous, âme candide et primitive, comptez sur la foi des traîtres, représentés par votre médaille en carton. Et toujours muni de cette confiance naïve, vous demandez en sortant à échanger le numéro de carton contre votre canne. On vous donne à la place un ignoble bâton que vous ne voulez pas accepter, vous criez, vous tempêtez, la police intervient, vous donnez le signalement de la vôtre. – Et d’un.
Il peut arriver aussi que vous ayez perdu votre chiffre de carton ; alors vous achetez deux fois votre canne avec indemnité pour la perte du numéro. Il peut vous arriver encore d’oublier de faire usage de votre médaille, alors vous ne perdez que la canne sans être obligé de payer d’indemnité.Il arrive enfin quelquefois, mais très rarement, qu’il vous est permis de troquer votre reconnaissance en carton contre votre propre canne. Cela s’est vu, nous voulons même vous supposer dans cette heureuse hypothèse.
Vous sortez, et, pour mettre vos gants, vous placez votre canne sous le bras ; or, le bout intime d’icelle va heurter le bout idem du nez d’un monsieur qui vous suit, lequel se fâche et vous appelle polisson. Le lendemain vous allez vous tuer ou déjeuner ensemble.
Les gens qui ont du bonheur à revendre jouissent de la même canne trois et même quatre jours. Ce n’est qu’après ce long espace de temps qu’ils l’enfoncent entre deux pavés, la perdent dans une cave ou la brisent sur le dos d’un chien qui ne manque jamais de les mordre.
Vous vous promenez à l’instar d’un honnête flâneur, quelqu’un passe en courant à vos côtés, trébuche sur votre canne, la prend entre les jambes et la jette sur le vitrage d’un magasin. L’industriel sort, vous prend au collet, vous injurie. Les passants s’attroupent, les femmes crient, les chiens aboient, vous en êtes pour les pots cassés et pour votre canne que vous ne savez plus retrouver malgré la meilleure volonté du monde.
Supposons même que tous les accidents prévus vous soient épargnés par la Providence, il n’en restera pas moins avisé qu’une canne vous coûtera 1 fr. 50 centimes par jour de loyer, pour que vous hantiez les lieux publics, ce dont personne (avec ou sans canne) ne peut se dispenser.
En résumé, les personnes sages, raisonnables et sans préjugés, peuvent avoir des cannes, mais à une condition, celle de ne point s’en servir. »
L’illustration, intitulée « Sur les quais de la Seine », est l’une des huit gravures de Heidbrinck, publiées dans le « Dictionnaire bibliophilosophique » d’Octave Uzanne (1898).
Article rédigé par Laurent Bastard. Merci