Charles de BERNARD (Besançon, 1804 – Neuilly-sur-Seine, 1850) est un romancier et nouvelliste aujourd’hui bien oublié, mais qui eut son heure de gloire aux côtés des grands écrivains de son temps.
Dans son roman « L’Ecueil », publié en 1842, p. 159-163, il nous conte un duel entre Chaudieu et Laboissière, qui se détestent pour de sombres motifs financiers et de jalousie. On verra que le dernier mot reste à la canne face au poignard, et que la réputation des bâtonnistes bretons n’est pas usurpée…
La scène se déroule en 1828, dans le salon où ils sont tous deux invités.
» (Laboissière) interpella son ennemi d’un ton si haut et en termes si imprévus, qu’au premier mot toutes les conventions particulières cessèrent.
- Je trouve bien surprenant, monsieur Chaudieu, dit-il au milieu du silence, que vous vous permettiez d’être ici, sachant que je devais y venir ! Je vous ai défendu hier de paraître dorénavant dans le même lieu que moi ; puisque vous avez si peu de mémoire, ma cravache vous en donnera.
Un murmure de stupeur et d’improbation accueillit cette provocation inouïe (…)
Au milieu de l’émoi général, l’insulté seul avait conservé son sang-froid. Il attendit patiemment que Laboissière eût achevé son allocution, et lui adressa ensuite un signe de main qui pouvait se traduire par ces mots : Dans un moment je suis à vous (…)
- Cet homme, que vous connaissez tous de réputation, dit-il en montrant son adversaire, veut me forcer de me battre avec lui. S’il n’était qu’un duelliste, je lui accorderais cet honneur, en usant de mon droit d’offensé pour régler les conditions du combat : nous nous battrions à bout portant, un seul pistolet chargé. Je me battrais donc avec avec un duelliste, mais je n’accepte pas le cartel d’un fripon (…)
Cependant, reprit l’insulté, il ne me semble pas qu’un honnête homme se laisse impunément offenser par un escroc. J’ai prévenu, hier, M. Laboissière, qu’à la première offense le châtiment ne se ferait pas attendre. Vous venez d’être témoins de l’outrage, soyez-le maintenant de la correction.
Par un mouvement prompt comme l’éclair, Chaudieu s’arma d’un maître jonc, laissé dans un coin de l’antichambre par un des rentiers du Marais, et qui se rencontrait là tout à point, comme se trouve dans la coulisse le bâton dont se sert Scapin pour battre Géronte.
- Chaudieu ! y pensez-vous ! s’écrièrent les témoins, qui se précipitèrent vers lui pour le retenir.
- Arrière ! dit-il vivement, en les écartant par un moulinet qui eût suffi pour constater son origine bretonne ; ne voyez-vous pas que monsieur a pris ses mesures et qu’il est en état de se défendre ?
Tous les yeux se portèrent sur Laboissière, qui avait déployé subitement ses bras croisés jusqu’alors ; dans sa main droite brillait un stylet qu’il venait de prendre dans la poche de son habit. A cette vue l’anxiété des assistants redoubla, et deux d’entre eux se glissèrent vers le duelliste dans l’intention de le désarmer ; mais il déjoua cette manoeuvre en reculant jusqu’à ce qu’il se trouvât adossé à l’un des angles de l’antichambre.
- Champ libre, messieurs ! dit-il alors d’une voix éclatante.
- Oui, champ libre ! répéta Chandieu. Il veut un duel ; ceci en est un, et les armes ne peuvent être mieux choisies. Le poignard convient à la main d’un faussaire comme le bâton à ses épaules.
A ces mots, sans écouter ses amis, qui n’osant plus essayer de le retenir de force, cherchaient à l’arrêter par leurs remontrances, il marcha sur Laboissière.
- Je vous prends tous à témoin que je suis attaqué et forcé de me défendre, dit celui-ci, en se mettant en garde dans une attitude appropriée à ce duel singulier, le bras gauche en avant et arrondi à hauteur de tête, de manière à parer le premier coup, le stylet fortement serré dans la main droite et prêt à la riposte.
Les deux ennemis restèrent un instant immobiles, à trois pas de distance, les yeux de l’un sur l’autre et mutuellement attentifs à leurs moindres mouvements.
- Coup pour coup ! fit Laboissière en voyant le bras de son adversaire levé.
Il n’eut pas le temps d’en dire davantage ni d’exécuter la riposte qu’il méditait. Après avoir, dans un tournoiement si rapide que l’oeil ne pouvait le suivre, menacé à deux reprises la tête du belliqueux industriel, l’arme du Breton décrivit subitement un demi cercle en sens contraire, frappa, de bas en haut, Laboissière au poignet droit, et lui fit sauter de la main le stylet. Chaudieu se précipita aussitôt sur son adversaire désarmé, le saisit au collet, le tira au milieu de l’antichambre par une secousse vigoureuse, et lui appliqua lestement sur les épaules une demi-douzaine de coups de canne.
- Il ne s’agit pas de vous assommer, mais de vous corriger, lui dit-il en le lâchant brusquement. Si la leçon ne suffit pas, je suis à vos ordres pour une seconde.
Laboissière avait vu dix fois la pointe d’une épée à quelques pouces de sa poitrine ou le canon d’un pistolet braqué sur lui, et jamais dans ces différentes rencontres, sa fermeté ne s’était démontée ; mais, en ce moment, l’humiliation à laquelle il n’avait pu se soustraire parut avoir brisé toute son énergie. Pris d’un vertige soudain, il sentit ses genoux se dérober sous lui et gagna d’un pas mal assuré une banquette sur laquelle il se laissa tomber à demi mort de honte et de rage. »
Article rédigé par Laurent Bastard, merci