Chapitre VI.
Pauvre Georgette ! si elle avait su où courait son père, elle si simple, si humble et si éloignée des grandeurs qu’on rêvait pour elle ! Quel seigneur haut et puissant pouvait valoir, aux yeux de la pauvre fille, Marcel, son ami d’enfance ! Ils avaient grandi côte à côte, ces deux jeunes gens ; leurs mères avaient jadis formé pour eux de bien doux projets, qu’elles avaient l’une et l’autre emportés dans la tombe.
Les deux pères avaient suivi une route différente. L’un était devenu riche, l’autre était demeuré pauvre, et Georgette, délicate et craintive, avait refoulé au fond de son cœur ses plus chères espérances. Tandis que le bûcheron songeait au brillant avenir de sa fille, qu’il s’obstinait à voir princesse, la pauvre enfant, arrachant les mauvaises herbes du petit potager, se fût estimée bien heureuse d’être fermière ; non pour la ferme, mais pour le fermier, qu’elle aimait tendrement. Elle n’eût jamais osé avouer cette ambition ; car il y avait loin du fils de famille, héritier de belles terres et de gros sacs d’écus, à la fille d’un simple bûcheron vivant au jour le jour. Chaque fois qu’ils se rencontraient, ils échangeaient un salut fraternel, et c’était tout. Mais quand elle était passée, Marcel se retournait et la suivait des yeux jusqu’à ce qu’elle eût disparu.
Georgette, malgré sa pauvreté, connaissait des êtres encore plus malheureux qu’elle, et sa probité rigoureuse lui défendait de détourner une somme, si misérable qu’elle fût, de sa véritable destination, l’aumône ; et comme, par modestie, elle craignait d’être vue e apportant son offrande chétive, qui profitait plus à son âme qu’à ses protégés, elle s’entourait d’un mystère impénétrable. Mais, malgré toutes ses précautions, toutes ses bonnes actions parvenaient à la connaissance de Marcel, si bien fait pour les apprécier. Non moins charitable qu’elle, le jeune fermier faisait aussi le bien ; mais, quelque diligence qu’il pût apporter dans ses secours, il arrivait toujours après elle.
Ce qui avait rendu Georgette si joyeuse à la vue du présent de son père, c’était encore une bonne pensée. Faute d’une somme suffisante pour acquitter le terme échu, une famille entière allait être dépossédée de son unique abri. Une heure auparavant, Georgette eût, malgré sa bienfaisance, laissé passer cette grande infortune sans la secourir ; mais maintenant elle n’avait plus qu’une idée, arracher ces braves gens au désespoir, et le faire promptement.
Elle, si ingénieuse d’ordinaire à cacher ses bienfaits, ne savait quel expédient trouver pour accomplir celui-là ; il faisait grand jour ! Pourtant il fallait se hâter. Elle partit donc, et parvint, en rôdant autour de la demeure des affligés, à attirer dehors, par des signes multipliés, une petite fille qui la connaissait bien et qui courut à elle. Tremblante, Georgette lui ouvrit la main droite et y déposa son offrande, en lui disant bien bas : « Pour ton père ! ». puis elle s’enfuit.
De son côté, Marcel, fidèle à ses habitudes, sachant que la pauvre famille allait être expulsée, accourait pour la tirer de peine ; et, voyant la petite fille dehors, il fut heureux de la prendre pour messagère, et de se dérober ainsi à la reconnaissance des parents. Il lui tendit deux pièces d’or, qu’elle prit de la main gauche, et lui recommanda de les porter au plus vite à sa famille. L’enfant souriant lui montra sa main droite déjà pleine, et Marcel, ébahi, voulut savoir qui l’avait précédé. La petite fille, de son poing fermé, lui indiqua le chemin par lequel Georgette avait disparu, et le jeune homme s’élança sur les traces de ce mystérieux bienfaiteur. En reconnaissant Georgette, que son cœur avait déjà devinée, Marcel se sentit plein d’admiration. Il n’osa pas la troubler dans sa fuite, et se tint caché lui-même jusqu’à ce qu’elle fût hors de sa vue. Alors seulement, sortant de sa retraite, il regagna la ferme à pas lents.
« Ma mère, se dit-il, avait bien raison de l’aimer ! ».
(A suivre…)
Article rédigé par Laurent Bastard, merci