C’est en explorant les dossiers documentaires constitués par Roger Lecotté, ethnologue et premier conservateur du musée du Compagnonnage de Tours (1899-1991), que nous avons découvert un très intéressant article illustré et intitulé « Comment on cultive cannes et gourdins ». Il a été publié dans la revue « Lectures pour tous » de juillet 1907, p. 913-916.
Cet article comporte des informations précises et peu connues sur la culture et la fabrication des cannes au début du XXe siècle, à Maule (Seine-et-Oise, aujourd’hui Yvelines). Il trouve donc tout naturellement sa place sur le CRCB.
Nous le reproduisons in extenso, en deux parties. Voici la première.
« Ces cannes que vous allez voir pousser en plein champ, ce ne sont pas des cannes… à sucre. Non. Ce sont les cannes que vous rerouverez à la vitrine des magasins ou à la main des promeneurs. Beaucoup de gens ignorent qu’on les plante en terre et qu’on les cultive comme les asperges ou les betteraves. Ce qui n’est guère moins curieux, c’est d’assister aux opérations qu’on leur fait subir, quand elles sont encore vivantes, pour leur imprimer forme, courbure ou dessin au gré de l’amateur.
Vous êtes-vous demandé quelquefois comment on obtient ces cannes, si diverses de formes ou d’ornements, que vous voyez s’aligner aux devantures des boutiques élégantes ? Comment trouve-t-on des tiges si droites, des poignées si régulièrement recourbées ? De la façon la plus simple : en les faisant pousser !
On plante les cannes ; on les fait pousser en plein champ ; on les arrose, on les soigne, on les cultive pour les récolter quand elles seront mûres et à point !
Si vous avez quelque peine à nous croire, venez visiter avec nous les champs de l’unique « planteur de cannes » français, M. Camus. Il possède 200 hectares où poussent environ 4 millions de cannes ; et cette importante exploitation agricole n’emploie guère moins de 100 ouvriers. La majeure partie de ces 200 hectares est située à Maule, entre Versailles et Mantes ; le reste est réparti un peu partout en France, car à chaque espèce de cannes il faut un terrain et un climat particuliers. La canne de châtaignier, de chêne, de noisetier, d’érable, de sycomore, pousse à Maule ; celle de genêt ne vient bien qu’en Bretagne ou dans les Landes ; celle d’épine a son sol de prédilection dans le Cher ; celle de buis, dans les Pyrénées et dans les Alpes.
OU LA CHIRURGIE INTERVIENT – IL FAUT SOUFFRIR POUR ETRE BELLE.
C’est une culture délicate que celle de la canne : il y faut des soins de tous les instants, et vous allez voir à combien de difficultés et de dangers elle est exposée.
Vous venez de piquer en terre un jeune plant. Un an après la plantation, la canne prend des allures d’arbrisseau. Vite, on la coupe au ras du sol, pour permettre à la souche d’acquérir de la force.
Pendant les années qui suivent, la canne grandit, objet de la plus minutieuse surveillance. Un bourgeon fait-il mine d’apparaître sur sa tige élancée, droite et fière ? On l’extirpe sans tarder. Ce bourgeon, point d’origine d’une branche latérale, formerait plus tard sur la canne un « noeud » qui la déprécierait.
Ce n’est pas tout. La canne est frileuse. pour la réchauffer, on masse du fumier à son pied. Précaution parfois insuffisante : un seul coup de gelée peut tuer deux ou trois cent mille pieds. C’est pour le planteur une perte de 35 000 francs. Nulle « plante » n’est plus fragile. Même quand l’abaissement de température n’est pas excessif, la « mortalité » est terrible parmi les jeunes cannes. C’est que, vers l’âge de trois ans, elles ont à supporter une redoutable opération aux suites de laquelle 30 pour 100 environ succombent.
S’agit-il, en effet, d’agrémenter la canne de dessins en relief sur la surface du bois : ce n’est pas dans un atelier que la canne reçoit cette décoration, mais alors qu’elle est « vivante » et en terre. M. Camus possède 120 modèles déposés : dessin à la grecque, perlé, etc. Pour graver ce dessin dans le bois, une intervention chirurgicale est nécessaire.
Un ouvrier, saisissant la tige de la canne, la pince dans un appareil spécial qu’il fait glisser du pied à la cime ; les cruelles déchirures que cet instrument fait sur le tendre épiderme de la canne impriment, d’indélébile façon, le tracé des ornementations. Parfois, la plaie est trop profonde, « une hémorragie » se produit et la mort survient.
Cette dangereuse opération se pratique à une époque déterminée de l’année, du 1er février au 15 mai. Dans une journée, 1200 patients passent dans les mains du praticien ; c’est un record qui laisse loin en arrière les performances de nos plus habiles chirurgiens.
D’autres « opérations », mais moins douloureuses, sont parfois nécessaires. Veut-on obtenir une canne qui donne l’illusion d’un serpent enlaçant une tige ? On laisse une petite branche pousser à côté de la branche principale, puis on l’enroule sur cette dernière, à laquelle on la fixe fortement. Les deux rameaux finissent par se souder et deviennent inséparables. Désire-t-on une canne terminée par un anneau ? On choisit une tige qui se termine en fourche, on noue ensemble les deux rameaux constituant les dents de la fourche. Un an après, ils forment par leur union une boucle.
C’est encore par une torture imposée à l’arbuste qu’on exécute les poignées coudées en équerre. On lui laisse pousser deux branches, on en courbe une vers le sol : ce sera la poignée. L’autre continue son ascension verticale : ce sera la tige.
On laisse les cannes croître dans leurs pépinières 3, 4, 5 années, suivant l’espèce et la grosseur qu’on veut obtenir. Quand la tige a atteint 2 mètres à 3 mètres, on la coupe. La récolte des cannes se fait pendant la mauvaise saison, du 1er octobre au 15 avril.
(à suivre…)
Légendes des illustrations :
1) sans légende (titre de l’article sur fond de cannes).
2) IL EN FAUT POUR TOUS LES GOUTS. L’art du « planteur de cannes » produit des phénomènes en tous genres. Voyez ce formidable gourdin de châtaignier qui pèse 10 kilos, et cette canne minuscule qui n’a pas plus de 30 centimètres de long et 5 millimètres de tour !
3) UN CHAMP DE CANNES A MAULE, PRES MANTES. En chacun de ces minces arbrisseaux sans feuilles et sans branches, qui s’aviserait de reconnaître un futur attribut de l’élégance masculine ? Cette pépinière originale exige des soins délicats : les jeunes plants sont frileux et le moindre coup de gelée peut être désastreux pour la récolte.
Article rédigé par Laurent Bastard. Merci