Chapitre V.
Quand le bonhomme fut seul, il sentit la joie inonder son cœur ; puis cette ivresse fit place à la raison, et il s’habitua bientôt à l’idée de posséder le séduisant objet de sa convoitise.
« Je le tiens enfin, se dit-il, et pour huit jours ! huit siècles assurément, car en un jour il ya vingt-quatre heures, et dans chaque heure cinquante fois au moins l’occasion et la possibilité de porter un bâton à ses lèvres. Quel merveilleux trésor ! et qu’il est généreux et bienfaisant ce voyageur qui me l’a prêté ! Pendant toute une semaine, que de gibier, que d’aventures ! Oui, mais en y réfléchissant, chaque chose a son propriétaire dans ce monde ; et je ne voudrais pas m’emparer du bien d’autrui. Comment faire ? »
Il restait toujours là, plongé dans ses pensées, quand les hôtes du sac, en se débattant, le rappelèrent à lui.
« Procédons par ordre, se dit-il. Courons vendre ce gibier à la ville, et grâce à l’argent qui m’en reviendra, j’aurai le loisir de me consacre entièrement à cette grande affaire. Ah ! Georgette, ma fille chérie, quel brillant avenir j’entrevois, et combien de grands personnage vont se disputer ta main ! »
Avec bien de la peine il chargea le sac sur ses épaules et le porta sur le marché. Il eut soin d’étrangler lièvres et perdrix pour ne pas éveiller les soupçons, car on n’aurait pas manqué de lui demander par quel moyen nouveau il s’était procuré du gibier vivant en aussi grande quantité. Il le vendit jusqu’à la dernière pièce, et pour la première fois de sa vie peut-être, il posséda une somme ronde.
Il daigna rendre, par-ci, par-là, un salut à ses connaissances, quoique, préoccupé de sa fortune nouvelle, il se vit passer, au fond de son imagination, dans le carrosse de sa fille. Mais il n’était pas fier.
Hors de la ville, son esprit, rendu à la solitude, commença de nouveaux raisonnements.
« Et d’abord, pensa-t-il, la canne m’obéira-t-elle comme à son véritable propriétaire ? »
Il en fit sur-le-champ l’expérience.
A deux cents pas de lui, en travers de la route, devant la porte d’une ferme, un chien dormait. Le bûcheron aspira, et l’animal, lancé dans l’espace, vint en hurlant rouler à ses pieds. Mais ce qui vint aussi, et qu’il n’avait pas prévu, ce fut une voiture dételée qu’on avait laissée devant la maison. Le vieillard n’avait visé qu’une proie, il en eut deux. Seulement, la seconde faillit lui coûter la vie. Le chariot arriva sur lui comme la foudre, et si le bonhomme n’eût fait à l’instant un bond disproportionné avec son âge, il était écrasé comme une mouche.
« Oh ! oh ! se dit-il en ramassant son chapeau, un peu plus j’étais mort, et Georgette restait pauvre. Désormais, soyons prudent ! »
Tandis qu’il se livrait à ces réflexions, le maître de la ferme, entendant rouler son chariot, et ne sachant à quoi attribuer ce déplacement subit, courut à la porte, et vit un homme armé d’une canne, son chien hurlant le dos hérissé, et sa voiture déjà loin.
Il en conclut naturellement qu’un voleur enlevait le chariot, et que le chien fidèle, en défendant la propriété de son maître, recevait force coups de bâton. Il n’était pas homme à se laisser dépouiller, et courut droit au malfaiteur, pour lui reprendre son bien. Mais, en s’approchant, il reconnut le bûcheron, qui, pâle et tremblant, était à peine remis de son alerte.
« Quoi ! mon voisin, lui dit-il, c’est vous qui vous conduisez ainsi ? Enlever mon chariot !
- Vous êtes fou, répondit le bonhomme, à qui la présence d’esprit revenait ; une voiture que vous ne feriez pas bouger vous-même, qui avez vingt de moins que moi ! Quant à votre chien, je ne sais pourquoi il fait tant de tapage, car je ne l’ai pas touché.
- Mais ce chariot ne s’est pas dérangé tout seul !
- Vous m’en demandez trop long. Essayez de le déplacer, et votre accusation tombera d’elle-même.
- Voilà qui est étrange ! » dit le fermier pensif.
Il poussa de toutes ses forces la voiture, qui resta immobile, et, avec l’aide de son fils Marcel et de deux robustes garçons, il la ramena à grand’peine devant la porte. Le chien le suivit clopin-clopant et grondant encore. Quant au bûcheron, il continua son chemin, éclairé, par cet incident, sur l’incroyable puissance de sa canne, et se promettant bien de réfléchir désormais avant d’en faire usage.
« Voyons, se dit-il, pas d’enfantillages ! J’ai du temps, mais il le faut bien employer. D’autres essais ne me conduiraient à rien. Qui peut plus, peut moins. Surtout, pour ne pas m’engager à la légère dans des aventures scabreuses, qui pourraient mal tourner pour moi, je dois faire un plan et ne l’exécuter qu’après l’avoir bien mûri. »
Il erra toute la journée dans les bois, et rentra le soir chez lui, plein de calme et de confiance. Il avait son plan !
Le lendemain matin, il entra dans la chambre de sa fille et donna à Georgette un baiser sur le front.
« Mon enfant, lui dit-il, grâce à l’étranger, j’ai été heureux à la chasse. Vois la grosse somme ! Jamais je ne t’ai rien donné, fillette : mais aujourd’hui je suis riche, partageons ! Prends la moitié de mon trésor ; cet argent est pour toi, pour toi seule, disposes-en comme tu l’entendras. »
Puis il ajouta mystérieusement : « Une démarche, que notre protecteur m’a conseillé de faire, m’oblige à m’absenter cette semaine. Soigne-toi bien, ne t’ennuie pas trop, et attends mon retour avec patience. »
Georgette fut enchantée du présent, mais elle ne l’accepta toutefois qu’après s’être assurée que son père ne manquerait de rien, et qu’il avait gardé une somme suffisante pour son voyage. Puis elle voulut accompagner le vieillard jusqu’à ce qu’il fût en bon chemin ; mais le bûcheron s’y opposa. Enfin, après l’avoir embrassée, il partit en cachant sous ses vêtements un objet de forme bizarre : c’était la canne. Il avait fait mystère de ses projets à sa fille pour la surprendre au retour.
(A suivre…)
Article rédigé par Laurent Bastard, merci