L’art du jonglage (on devrait dire « jonglerie ») est très ancien. Il se décline en plusieurs spécialités et il nous intéresse dans sa relation avec le bâton. Nous l’avons évoqué par l’article Les tours de Paul Cinquevalli, qui fut l’un des artistes les plus renommés de la fin du XIXe siècle.
Cet art, qui associe adresse et équilibre, se pratique depuis des siècles en Chine et les artistes du Cirque de Pékin se produisent régulièrement en France avec le succès que l’on sait.
Voici deux relations de voyages de Russes qui, aux XVIIe et XVIIIe siècle, évoquent la virtuosité des « bateleurs » chinois de la cour impériale.
Le premier est issu de la « Relation du voyage de Mr Evert Isbrand, envoyé de Sa Majesté czarienne à l’Empereur de la Chine en 1692, 93 et 94 » par Adam BRAND (1699, p. 132 et suivantes, au chapitre XII, à la cour de Pékin).
« Avant le repas, il se présenta un bateleur, qui divertit la compagnie par divers tours de souplesse, et la comédie se joua durant que l’on était à table. Parmi les acteurs, il y en eut un qui fit des choses surprenantes.
On le vit premièrement tenant à la main un bâton fort pointu par le haut, sur la pointe duquel il faisait tourner incessamment une boule de bois, qu’il jetait souvent en l’air, et qu’il recevait sur la pointe de ce même bâton, la faisant tourner de la même manière qu’auparavant.
En second lieu, il prit un autre bâton plus petit qu’il posa sur la lèvre de dessus, sur la pointe duquel il faisait tourner une boule, de la même manière qu’auparavant. Au milieu de ce bâton, on voyait un cheval de bois, traversé par ce même bâton, justement au milieu du dos. Ce cheval tournait aussi en rond, mais lorsqu’il le touchait de la main, il s’arrêtait et demeurait entièrement immobile, tandis que la boule, qui était en haut sur la pointe, tournait toujours de même que le balancier d’une horloge. Lorsqu’il tenait ce bâton sur le pouce, il produisait le même effet.
En troisième lieu, il ficha ce bâton à la pointe d’un certain instrument, et s’en servit de même qu’auparavant ; ensuite il porta ce même bâton à la bouche, sur la pointe duquel ayant posé deux couteaux courbes, comme ceux dont se servent les cordonniers pour couper le cuir, le tranchant et la pointe l’un sur l’autre, il les fit tourner d’une manière admirable et fort divertissante à voir (…).
Tous ces tours furent suivis d’autres fort souples à cheval, après quoi l’on vit paraître un jeune garçon sur la pointe d’une canne de bambus (bambou), qui fit aussi des tours surprenants.
Cette comédie et le repas, qui fut magnifique, durèrent si longtemps, qu’il était fort tard lorsque chacun se retira. »
L’extrait qui suit provient des « Voyages depuis St-Petersbourg en Russie, dans diverses contrées de l’Asie ; à Pékin, à la suite de l’Ambassade envoyée par le Czar Pierre 1er, à Kahmi, Empereur de la Chine (…) » par Jean BELL D’ANTERMONY. Tome 1er, p. 332-335. Ce livre, traduit de l’anglais, fut publié en 1766, soit plus d’un demi-siècle après le précédent, mais l’admiration du narrateur devant les prouesses des artistes chinois est la même.
« Nous dinâmes au couvent des Français, où nous trouvâmes tous les missionnaires (…). J’appris que la fête qu’ils nous donnerait se faisait aux dépens de la Cour ; et en effet, elle surpassa ce que nous pouvions raisonnablement attendre des Jésuites. (…) ». Suit la description des tours d’un joueur de gobelets puis celle d’un équilibriste :
« Il prit ensuite une boule un peu plus petite que celles dont on se sert pour jouer aux quilles, qui était percée dans le milieu, et un bâton de deux pieds de long, environ de la grosseur d’une canne ordinaire, dont la pointe remplissait exactement le trou de la boule. Il la jeta à la hauteur d’environ trois pieds, et la reçut avec la pointe du bâton, non pas dans le trou, mais par tous les endroits qu’elle se présentait, et il continua ce manège pendant un temps considérable. Il la posa ensuite sur la pointe du bâton, sans se mettre en peine si le trou portait ou non, et la fit pirouetter avec tant de vitesse, qu’elle paraissait immobile. Ce tour-là me parut fort adroit, d’autant plus qu’il semblait se jouer, et lorsque le mouvement de la boule commençait à se ralentir, il ne faisait que donner un tour de main, de manière qu’on eût cru qu’elle tenait au bâton.
Il posa ensuite un grand plat de terre de plus de dix-huit pouces de diamètre sur la pointe du bâton, et le fit pirouetter de la même manière, sans s’assujettir au centre, le saisissant quelquefois à trois pouces du bord.
Je ne rapporterai plus qu’un exemple de son adresse. Il plaça à plomb dans le milieu de la salle deux bambous (c’est une espèce de roseau), dont chacun avait environ vingt pieds de hauteur, cinq pouces de diamètre en bas, et environ la largeur d’un écu en haut. Ils étaient très droits, légers et unis, et il les fit tenir par deux hommes.
Deux petits enfants grimpèrent en haut, sans que personne les aidât, et se mirent dessus, tantôt sur un pied, tantôt sur un autre, et tantôt sur leur tête.
Cela fait, ils posèrent une main sur le haut du bâton, et allongèrent leur corps en dehors, presqu’à angle droit avec le bâton. Ils demeurèrent dans cette posture un temps considérable, changeant de main de temps en temps.
Je m’aperçus que ce tour d’adresse dépendait en partie de celui qui tenait le bâton. Il le portait sur sa ceinture, et il avait les yeux continuellement fixés sur les mouvements des enfants.
Il y avait environ vingt ou trente de ces baladins ; ils sont tous attachés à l’Empereur, et ne jouent jamais sans sa permission.
Je suis pleinement persuadé qu’il y a peu de Nation au monde qui égale les Chinois en fait d’adresse, et qu’aucune ne les surpasse dans ce genre. »
La gravure illustrant cet article est extraite de : Pierre HUARD et MING WONG : Chine d’hier et d’aujourd’hui, civilisation, arts, techniques ; Paris, Horizons de France, 1960, p. 214. Elle représente un équilibriste chinois au XVIIIe siècle.
Article rédigé par Laurent Bastard, merci