Si la crainte est un outil de management vieux comme le monde, elle ne suffit pas lorsqu’il s’agit aussi de développer l’initiative et la créativité. On aboutit même au résultat inverse. Or en Russie, au XIXE siècle, on pensait le contraire. Voici le commentaire du proverbe russe « Un homme battu vaut mieux que deux qui ne l’ont pas été » paru dans la revue « Le Magasin pittoresque » d’août 1869, p. 272.
« LE BATON ET LA RAISON.
« Un homme battu vaut mieux que deux qui ne l’ont pas été », dit un proverbe russe. En d’autres termes : Sous la peur des coups dont il se souvient, le battu travaille plus ou mieux au profit de son maître. Certes, celui qui accomplit sa besogne seulement par crainte du bâton, et non par dévouement au devoir, semble mériter son sort ; mais que penser et que dire des hommes raffinés qui maintiennent un tel abaissement chez des créatures raisonnables ? Formuler par un proverbe aussi insultant pour la dignité humaine la règle d’une bonne administration, est la marque d’un égoïsme impie et d’un égoïsme bien mal entendu. Ce ne sont pas des gens battus qui inventeront des machines et feront progresser la production nationale. « Dans l’industrie et dans tous les modes de son activité, l’homme vaut bien plus par sa raison que par sa force musculaire. Tandis que celle-ci est à peu de chose près stationnaire, l’autre étend son empire, et fournit sans cesse à l’espèce humaine des moyens nouveaux de mettre la nature à contribution. »
Admettons, par exemple, qu’à force de coups on amène des tricoteuses russes à faire chacune le maximum de mailles qu’une femme exercée peut fournir dans une minute : on ne lui fera point dépasser le chiffre de quatre-vingts, et ce sera un très beau résultat pour un entrepreneur de tricots qui, avec de telles ouvrières, dominerait ses concurrents. – Mais voilà que dans un pays voisin, où l’instruction et la raison remplacent le bâton, on invente le métier circulaire, avec lequel une femme non battue pourra faire par minute 480 000 mailles et tenir tête à 6000 tricoteuses russes conduites au bâton ; à qui demeurera la victoire définitive ?
M. Michel Chevalier, déjà cité plus haut, dit quelque part, dans sa très remarquable Introduction aux rapports des jurys de l’Exposition de 1867 : « Par son corps, l’homme est chétif et débile. Combien d’animaux possèdent une force supérieure à la sienne ! Mais il a plus que la compensation de son infériorité, au premier abord surprenante, dans son intelligence insatiable de savoir, toujours en quête du mieux, toujours pressée de s’élever. Gage de l’immortalité dans une autre vie, cette intelligence est, dans la vie présente, l’instrument de la domination de l’espèce humaine sur le monde ; elle fait de l’homme le roi de la création. »
Qu’il y a loin du proverbe russe à cette noble appréciation de l’être que Dieu a créé à son image ! »
L’illustration, montrant un homme en colère qui brandit sa canne pour en frapper un autre, est extraite du magazine « Lectures pour tous » d’octobre 1900.
Article rédigé par Laurent Bastard, merci