Centre de Recherche sur la Canne et le Bâton
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LES RUADES DE PEGASE (fin)

Voici la fin de l’article consacré à ce sujet et rédigé par Monsieur Ian Geay – Editeur (merci :)

« Les ruades de Pégase
une histoire littéraire à bâtons rompus »

On aurait pu penser, comme d’aucuns feignirent de le croire, qu’au XVIIIe siècle la littérature, en élargissant sa sphère et en élevant son but, aurait naturellement relever les littérateurs dans leur nature tout comme dans l’opinion commune. Mais la réalité déçut les prétentions : si l’on professa de la considération pour ce nouveau pouvoir dans l’État, force est de constater qu’elle n’avait toujours pas rejailli en respect sur ceux qui exerçaient ce pouvoir. On battait toujours les écrivains comme peuvent en témoigner post mortem les cals osseux qui trahissent dans le squelette bosselé d’un Rousseau, d’un La Harpe ou d’un Poinsinet le traitement qui fût le leur. Ce dernier par exemple dut faire face à « différentes demoiselles des quadrilles, à la tête desquelles était mademoiselle Guimard ». Un soir de représentation, elles l’ont entouré et, « sans dire gare, sont tombées sur lui à coups de poing, à qui mieux mieux. En vain le pauvre diable, qui n’osait se revenger, demandait pourquoi on le tourmentait ainsi : « Pourquoi as-tu fait un méchant opéra ? » lui répondait-on en chorus. Et les coups de pleuvoir de nouveau sur lui comme grêle. Cette farce assez bête a attiré tous les spectateurs, et n’en est pas moins désagréable pour le sieur Poinsinet, qui a eu beaucoup de peine à s’échapper, roué, moulu de coups, maudissant sa gloire, et sentant combien une grande réputation est à charge. » Car hélas, se morfond le pauvre Fournel, fatigué de tant de rudoiements, « comédiens et comédiennes se mêlaient aussi de bâtonner les auteurs,et c’était encore là une guerre civile, sinon entre frères, du moins entre cousins. Mademoiselle la Prairie rompit plus d’une fois sa mignonne cravache sur le dos des folliculaires assez hardis pour l’offenser : il est vrai que cette demoiselle était la maîtresse du prince de Souhise, et que les habitudes des gentilshommes devaient avoir déteint sur elle ». Ces anecdotes nous permettent surtout de préciser que le coup de bâton n’est pas plus la propriété d’une classe que d’un sexe et que l’on tabasse aussi chez les filles bien qu’elles en sont par trop souvent les victimes. Il est dommageable qu’il fût encore d’actualité de devoir préciser ce genre d’évidence, mais c’est ainsi.

Desboulmiers, dans l’Histoire de l’Opèra-Com raconte qu’un jeune auteur, dont on a perdu le nom, trouva charmant de parodier les treize couplets qui finissaient la Chercheuse d’esprit de Favard en les retournant contre les comédiennes, qu’il lancina à souhait. Celles-ci se réunirent aussitôt en assemblée secrète pour délibérer sur la punition du coupable. Mademoiselle Brillant, qui s’était mise à la tête du complot, attira dans sa loge, aux frais de quelques œillades, l’impudent jeune homme. « Mais à peine était-il entré, que toutes les actrices, armées de longues poignées de verges, fondirent sur lui et l’étrillèrent impitoyablement. Peut-être l’auraient-elles fouetté jusqu’à la mort, (…) si l’officier de police, accouru aux clameurs déchirantes du patient, n’eût, à grand’ peine, mis fin à l’exécution. Aussitôt délivré, le malheureux auteur, sans prendre le temps de se rajuster, fendit la foule attirée par le bruit, et courut, toutes voiles dehors, jusqu’à son logis, au milieu des huées. Trois jours après, il s’embarquait pour les îles, et jamais depuis on n’en eut de nouvelles ». Tel est l’atticisme de ces dames dont le bâton demeure le plus sûr agent pour faire oublier aux arrogants le sexe en raison duquel on les opprime. Cela prouve, s’il le fallait encore, que la trique, la verge, la tige, le barreau de chaise, le gourdin, la matraque ou la gaule n’ont jamais été l’exclusivité d’un gamète sur l’autre. Et lorsque Beatriz Préciado se moque de Nietzsche en affirmant qu’il faut philosopher à coups de gode, plutôt qu’à coups de marteaux, nul doute qu’il est une nouvelle fois question de bâton. Les instruments de domination ont toujours eu vocation de résistance…
La démonstration de notre écrivain-historien se conclut par l’émancipation de l’homme de lettres qui, d’après lui, n’est plus au XIXe siècle ni valet, ni parasite : « le haut personnage et le petit bourgeois n’ont pas plus d’autorité l’un que l’autre sur lui : tous deux font, au même titre, partie du public, son seul maître, s’il est vrai qu’il ait un maître ». Victor Fournel nous rappelle la réponse que fit Piron à un grand seigneur, qui, reconduisant une personne de qualité, le rencontra à la porte de son appartement. Celle-ci s’arrêtait par politesse pour laisser entrer l’écrivain : « Passez, passez, fit l’amphitryon, ce n’est qu’un poëte. » Piron n’hésita point : « Puisque les qualités sont connues, dit-il, je prends mon rang. » Et il fendit le passage, en vissant son chapeau sur sa tête. « Il n’y avait pas là une simple boutade sans conséquence et sans portée », nous dit l’historien : « c’était, en quelque sorte, la proclamation ex abrupto des droits de l’homme du poëte et de l’écrivain. Il avait fallu, si je l’ose dire, toute une révolution littéraire et politique à la fois pour rendre ces quelques mots possibles, sans que le grand seigneur chargeât son suisse de jeter l’insolent à la porte à coups de hallebarde ». Que les gens de lettres ne reconnaissent plus la brutale supériorité du bâtonnier qui les maintenait courbés est chose louable ; qu’ils prennent leurs affaires en main plus encore ; mais qu’ils ne se sentent plus pisser et en appellent à la loi pour réparer ce qu’ils disent être leur honneur ne nous paraît pas être un incontestable progrès. Pas plus que le contraire d’ailleurs ; jeter à la Bastille ou guillotiner l’écrivain lorsqu’on croit avoir à s’en plaindre vaudrait mieux aux yeux de monsieur Fournel que le baston. Il aurait été opportun de lui signaler, s’il l’ignorait, que l’on recevait autrement plus de coups derrière les murs de la pénitentiaire qu’au sein du monde supposé libre où certes l’on frappait parfois par bêtise, mais aussi par pur plaisir, ce que ne semblait pas pouvoir concevoir notre aïeul à l’époque où il entreprit la rédaction de son brillant inventaire du coup de trique. Ce dernier s’excuse d’avoir remué toutes les ordures des siècles passés et d’avoir donné à cette partie de l’histoire littéraire et artistique la physionomie d’un égout. En avouant de la sorte avoir remué la merde de son pal lettré, Victor Fournel est on ne peut plus moderne quant à l’usage du bâton qui n’est plus tant de frapper et rosser les carcasses de ceux et celles qu’on méprise, mais de s’enfoncer en eux et leur fouailler les entrailles à leur corps défendant. L’effet n’est pas moindre pour les sphincters, mais il présente l’avantage de laisser moins de trace, en apparence. Là résiderait le progrès.

Notez qu’en consacrant une large partie de son essai à la traduction en français de la Dissertation sur les coups de pied au derrière de Fielding parue dans Comon-sense, elle-même inspirée d’un manuscrit des plus curieux intitulé : De Colaphis et Calcationibus Veterum (Des Coups de pieds et des Soufflets des anciens), notre cher Fournel évite miraculeusement le hors-sujet en annonçant presqu’un siècle plus tôt, le glissement conséquent du coup de bâton des reins des battus aux fesses des foutus. Les plus téméraires s’autoriseront ainsi à résumer l’évolution du rôle des coups de bâton dans les relations sociales et en particulier dans l’histoire littéraire par cette observation purement factuelle et chaque jour vérifiable : c’est au XXe siècle que le bât baisse. Jeu de mot fameux qui nous permet de préciser aux ânes bâtés qui nous liraient que le bât (la pièce de bois assujetti sur le dos d’une bête de somme et servant à fixer la charge) n’a pas plus à voir avec le bâton qu’avec le bas qu’il faut attacher aux porte-jarretelles pour éviter qu’il ne roule sur les cuisses.

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