Chapitre VIII.
Le palais était situé au milieu d’une grande place. Là venaient aboutir les principales rues de la ville ; là aussi était le centre des affaires, et il y régnait un mouvement qui intéressait Sa Majesté. En face des fenêtres de l’appartement s’étendait une avenue immense, qui, se prolongeant bien loin hors de la capitale, aboutissait à la résidence d’été. Cette situation plaisait infiniment au roi ; aussi, en toute saison, il paraissait au balcon chaque matin pour prendre l’air et pour regarder passer ses sujets.
Cette habitude était bien connue du public, qui, pour ne pas gêner le monarque, ne stationnait jamais sous les fenêtres et ne l’acclamait pas. Le roi, après s’être montré quelques minutes, rentrait chez lui, et tout était dit.
Le lendemain de ce jour fatal au bûcheron, le monarque vint à sa place favorite et promena ses regards distraits sur la foule. Mais un étrange spectacle captiva son attention. La plupart des passants, au lieu d’avancer comme de coutume, marchaient à reculons. Les chevaux, les voitures, suivaient ce singulier mouvement. Sa Majesté se frotta les yeux, croyant être mal éveillée ; mais il fallut se rendre à l’évidence. Deux ou trois cents personnes à la fois, après avoir fait cinquante pas en avant, se livraient au pénible exercice de reculer toutes ensemble de cinquante pas.
Le roi, stupéfait, courut chercher la reine ; celle-ci, après s’être fait un peu attendre, parut à son tour au balcon, et ne vit que des gens affairés, des voitures circulant comme à l’ordinaire, rien que de très naturel enfin. Elle fut piquée que le roi lui eût fait une plaisanterie ridicule et l’eût dérangée pour rien. Elle se retira de mauvaise humeur.
Mais le roi, furieux, repoussa bien loin cette injuste accusation, et soutint toute la journée qu’il n’avait dit que la vérité.
Le lendemain il ouvrit la fenêtre et s’accouda sur la balustrade. A peine y était-il installé, qu’il vit un sac d’avoine sortir tout seul de la boutique d’un grènetier et venir se poser au milieu de la place. A celui-ci un second succéda, puis un troisième, et enfin onze sacs, gros et lourds, vinrent successivement rejoindre le premier. Quand il y en eut douze, le grènetier sortit lui-même comme une balle de sa boutique, et fut suivi de ses huit garçons. Tous vinrent tomber à plat ventre près de leur marchandise.
Le roi sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Les yeux fixes et hagards, il vit se relever le grènetier et les garçons, et, n’y pouvant tenir, il courut de nouveau chercher la reine. Il n’y avait pas moyen cette fois de croire à une mystification. Le visage de Sa Majesté était bouleversé. La reine suivit donc son époux en toute hâte, et aperçut douze sacs parfaitement immobiles, et des hommes causant il est vrai avec quelque animation et se tâtant un peu les côtes, mais se disposant à faire entrer ces marchandises dans le magasin.
Il n’y avait là rien d’extraordinaire, et, ne pouvant croire que les sacs se fussent déplacés tout seul, la reine se prit à considérer attentivement son époux, qu’elle trouva très pâle. Il était malade assurément. Elle regretta son emportement de la veille, et fit sur-le-champ appeler le médecin pour lui faire part de ce singulier dérangement d’esprit. Mais le roi pria le médecin de le laisser tranquille, et, pour en finir avec les airs mystérieux et les regards effarés de la reine, il eut avec elle une explication. Il fut convenu qu’elle se tiendrait le lendemain derrière le rideau, tandis que le souverain se mettrait au balcon comme à l’ordinaire.
Le troisième jour, les deux époux, s’étant mis à leur poste, furent témoins d’une scène bizarre. Les ministres, les grands dignitaires, les seigneurs de la cour enfin, se rendaient au conseil, et tous, en passant sous le balcon royal, au lieu de saluer Sa Majesté, s’inclinaient profondément devant un personnage planté au milieu de la place, et splendidement vêtu. C’était un hommage tellement respectueux, que jamais le roi lui-même n’en avait reçu un pareil. Plus un ministre était remarquable par la richesse de son costume et par les insignes de sa charge, plus il saluait bas. Il se pliait littéralement en deux.
Le monarque se retourna vers la reine, qui fut obligée cette fois de convenir que l’aventure n’était pas ordinaire. Elle ne connaissait pas le personnage à qui s’adressaient tant de courbettes ; seulement, elle avait remarqué avec surprise qu’il portait à tout moment une canne noire à ses lèvres, et que chaque salut correspondait exactement au mouvement de cette canne. Elle fit part de son observation au roi, et celui-ci, intrigué au dernier point, appela l’huissier du palais.
« Connaissez-vous, lui dit-il, ce seigneur richement vêtu que toute la cour salue avec tant d’humilité ? Il me semble ne l’avoir jamais vu à mes audiences. »
L’huissier regarda et reconnut le bûcheron qu’il avait si malicieusement éconduit. Craignant d’avoir fait une faute et d’avoir mal accueilli un homme considérable, il déclara ne l’avoir jamais vu. A peine avait-il cessé de parler, qu’il fit lui-même à Jacques un salut prodigieux. Le roi fut scandalisé.
« Vous mentez donc, dit Sa Majesté. Si vous ne le connaissez pas, pourquoi le saluez-vous ainsi ? »
Le malheureux voulut se justifier ; mais au moment où il se tournait vers le roi pour répondre, il fit de nouveau volte-face et salua encore le bûcheron, si rudement cette fois, qu’il faillit passer par-dessus la balustrade. Le roi n’eut que le temps de le retenir par la basque de son habit. A peine l’huissier se fut-il redressé, tout pâle du danger qu’il avait couru, qu’il sentit ses deux pieds attirés violemment au dehors. Malgré son énergique résistance, chacune de ses jambes sortit brusquement à travers les barreaux du balcon, et l’infortuné, perdant l’équilibre, tomba assis sur la dalle, les deux jambes en dehors. Le roi crut que l’émotion l’avait terrassé, et lui dit avec douceur :
« Allons, relevez-vous. Voilà une étrange aventure ; j’en aurai le cœur net. Priez ce seigneur de monter. »
L’huissier obéit ; et quelques instants après il introduisit Jacques avec le cérémonial usité en pareil cas.
A suivre…
Article rédigé par Laurent Bastard, merci