On peut disserter sur le parapluie et ceux qui le portent, sans même voir ces derniers. A preuve, cet article (non signé) du « Magasin pittoresque » de mai 1869, p. 175, qui prend place sur le CRCB comme objet-cousin de la canne et du bâton :
« LES PARAPLUIES.
Regardez dans la rue un jour de pluie : c’est à ces jours-là que les parapluies s’épanouissent à foison, et qu’il fait bon à les voir s’ouvrir à la pluie comme les fleurs au soleil. Observez-les d’un lieu élevé, autant que possible, car sans cela vous vous laisserez peut-être distraire et vous lorgnerez le dessous du parapluie. Pour une étude aussi grave et aussi philosophique, vous n’avez pas de trop de toute votre attention.
vous ne distinguez d’abord rien qu’une mer de petits dômes mouvants et qu’un chaos de couleurs mal assorties. Ayez patience. Au bout de quelques instants, vous commencerez à reconnaître dans ce fourmillement général quelques mouvements particuliers. Tenez : ce parapluie qui tantôt se hausse pour franchir les moins élevés, tantôt se baisse pour s’insinuer par-dessous les plus hauts, qui louvoie en pilote consommé au milieu de cet archipel et finit par gagner le large, c’est un parapluie impatient qui court à ses affaires. En voici deux autres qui s’arrêtent subitement face à face : ce petit tremblement indique qu’on se donne une poignée de main là-dessous ; puis on se dirige dans le même sens au petit pas : ces deux parapluies sont deux amis un peu bavards.
Les parapluies fantasques se dandinent de droite à gauche et d’avant en arrière ; les effrontés s’inclinent crânement d’un côté, avec un air de défi ; les curieux s’accrochent aux devantures des magasins, et n’ont cure du jet des goutttières qui les fait retentir sourdement comme des tambours mouillés ; les parapluies rétifs n’attendent que le prochain coup de vent pour se retourner et « faire la tulipe », selon la pittoresque expression populaire.
Le parapluie rustique se reconnaît à sa solide charpente recouverte de coton bleu, mais plus encore à l’opiniâtreté campagnarde avec laquelle il reste planté au milieu de la rue, ne bougeant ni pour duc, ni pour prince, et ne cédant à moitié qu’aux voitures.
Le parapluie patriarcal va doucement son petit chemin, abritant, à lui seul, trois générations de la même famille, et pas plus fier pour cela. Le parapluie discret frôle les murs et ne dérange personne, tandis que le parapluie brutal accroche tout à droite et à gauche sans dire gare, et fait sa trouée comme un sanglier dans un taillis.
Que de parapluies passent inaperçus ! Ceux-là sont les parapluies modestes et discrets. Le parapluie sentimental s’affaisse sur lui-même comme un seul pleureur, et ruisselle de toutes parts, comme si la pluie se faisait un malin plaisir de tomber sur lui plutôt que sur les autres. Vous connaissez, de par le monde, de ces cœurs dévastés et flétris, toujours en deuil, et sur qui s’acharne le malheur. Ils s’en enorgueillissent et mettent leur amour-propre à paraître malheureux. Grand bien leur fasse ! J’aime presque autant, pour moi, ce parapluie indépendant, sans souci de la mode et du qu’en-dira-t-on : il lui plaît, à lui, d’être déchiré et de montrer les baleines.
Restez à votre fenêtre jusqu’au soir, et jusqu’au soir vous verrez des physionomies nouvelles. Endormez-vous ensuite, et vous rêverez parapluies, je vous le promets. Si vous êtes doué d’une imagination tendre, vous sourirez au poétique parapluie de Paul et Virginie ; si vous êtes d’humeur plus belliqueuse, vous verrez en songe ce glorieux parapluie africain (parasol ou parapluie, c’est tout un) qui fut jadis le trophée d’une victoire bien connue ; si vous êtes simplement un homme qui aime ses aises, vous vous direz que le meilleur parapluie, c’est encore un bon coupé bien clos. Je vous le souhaite de tout mon cœur. »
L’illustration est une gravure intitulée « Une averse à Paris », publiée dans « L’Ami de la maison » le 5 juin 1856.
Article rédigé par Laurent Bastard, merci