Article pour : canne et bâton dans la littérature
C’est une nouvelle pleine d’humour cruel et d’originalité que nous avons découverte dans le recueil intitulé « Le Nain », par Marcel AYME (1902-1967).
Il la publia d’abord dans le journal « Candide » du 3 novembre 1932 puis, réunie avec d’autres nouvelles, il la fit éditer chez Gallimard en 1934 sous le titre de l’une d’elle, « Le Nain ».
L’histoire est celle d’un couple déjà mûr, les époux Sorbier, avec deux jeunes garçons un peu turbulents. C’est dimanche, le jour de la promenade coutumière. Le père, modeste employé de bureau, a revêtu les habits de sortie et a des idées d’élégance. Il lui prend l’envie de prendre la canne de l’oncle Emile, récemment décédé. Sa femme trouve l’idée déplacée, le mari fait mine de se ranger à son avis mais, prétextant l’oubli de sa montre, il remonte quatre à quatre jusqu’à la chambre…
« Il courut à l’armoire à glace, ouvrit le tiroir et prit la canne de l’oncle Emile. La poignée en os jauni, figurant la gueule d’un bouledogue, était vissée sur une tige de bois verni, cerclée d’une virole en or. Sorbier n’avait jamais soupçonné que le fait de tenir une canne dans la main droite pût donner à un homme une conscience meilleure de sa dignité. En rejoignant sa famille qui l’attendait devant la maison, il ne se laissa pas entamer par l’apostrophe rageuse de sa femme. Il dit avec la fermeté d’un homme libre et d’un chef de famille décidé à défendre le bénéfice des mâles responsabilités qui lui incombaient naturellement : – Eh bien ! oui, j’ai pris la canne de ton oncle. Je ne vois pas où est le mal. J’ai trente-sept ans, c’est un âge où un homme qui a des responsabilités peut prétendre à porter une canne. Si tu tiens à ce que celle du vieux reste dans l’armoire, j’en achèterai une, et je te promets que ce ne sera pas de la camelotte.
Mathilde garda un silence contraint, elle craignait un coup de tête. On achète d’abord une canne, on prend le goût de la dépense, on a des maîtresses… »
La promenade les conduit devant une statue de femme nue. Sorbier, complétement métamorphosé par la possession de sa canne, s’avise à détailler du bout de celle-ci l’anatomie de la femme. Poussant la goujaterie jusqu’au bout, il émet des comparaisons peu flatteuses avec celle de son épouse, qui souffre le martyre. Puis, passant devant la terrasse d’un grand café de boulevard, il lui prend l’idée d’y entrer.Epouse et enfants suivent, mal à l’aise dans un établissement fréquenté par des clients plus aisés. Et Sorbier de continuer à jouer au bourgeois et au galant homme. « Il se souvint qu’il avait une canne et en examina la poignée avec une attention affectueuse. – On a beau dire, mais une canne, ça finit d’habiller un homme. Je ne comprends pas comment je pouvais m’en passer. »
Sensible aux oeillades d’une « cocotte » qui venait d’entrer et attendait impatiemment qu’on la serve, il veut alerter les serveurs… et c’est la catastrophe :
« Emporté par un mouvement de galante impatience, Sorbier saisit sa canne par le milieu pour cogner sur la table avec l’extrémité. Il la leva au-dessus de son épaule, d’un geste vif et généreux… Derrière lui, un panneau de glace vola en éclats, fracassé par le bouledogue de l’oncle Emile. Ecarlate, Sorbier se dressa hors de son fauteuil. Autour de lui, il y eut un tumulte de rires, de commentaires, de protestations. (…) Les gens s’amusaient de la consternation du coupable qui tenait sa canne à deux mains comme s’il eût présenté les armes. »
Après l’intervention d’un agent de police, déclinaison d’identité, promesse de rembourser les dégâts, le couple rentre à la maison. Mais c’est à présent la revanche de l’épouse bafouée. Le ridicule de son mari, sa vanité et ses mots blessants méritent une vengeance :
« Vas-tu me dire enfin pourquoi tu t’es permis de prendre cette canne ? Une canne qui ne t’appartenait même pas ? Sorbier eut un geste vague. Il ne savait pas… Mathilde l’aurait giflé. – Quand on prend une canne, on a une raison. J’exige que tu me dises pourquoi tu as pris la canne de l’oncle Emile. (…) – Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Le soleil… oui, c’est ça, le soleil… tu comprends, quand j’ai vu qu’il faisait si beau, je me suis senti comme des idées de printemps… »
Et, chemin faisant, Sorbier est de plus en plus humilié par sa femme. Sa canne l’embarrasse. Il la place sous son bras mais, repassant devant la statue, Mathilde la lui reprend et en décrit à son tour l’anatomie : « Eh bien ! la voilà, ta planche à pain ! Tu étais si emballé tout à l’heure… Tu ne dis plus rien, à présent ? ».
Abandonnée sur le socle de la statue, elle est reprise par les enfants qui la tiennent chacun par un bout. Le père se sent délivré d’un fardeau maintenant insupportable. Mais Mathilde lance sa dernière banderille :
« Soupçonnant quelque chose de cette détente, Mme Sorbier dit aux garçons : – Rendez la canne à votre père. Ce n’est pas un jeu pour des enfants ! Et, s’adressant à son mari : – Puisque tu l’as sortie de l’armoire, à partir de maintenant, tu la prendras tous les dimanches. »
Dans cette nouvelle, tout est dit sur la transformation psychologique engendrée par la tenue d’une canne ou d’un simple bâton, et notamment le sentiment de puissance et d’autorité qu’elle confère. Avec les mots justes et l’humour grinçant propres à un grand écrivain. Un régal !
La photo de Marcel Aymé illustrant cet article est extraite de la notice de l’écrivain publiée sur Wikipédia.
Article rédigé par Laurent Bastard, merci