Le texte qui suit se devait de prendre place sur ce site, car il constitue non seulement une belle oeuvre littéraire, mais aussi une source importante sur l’histoire de la canne et du bâton en tant que sport de défense.
Il a été publié en 1842 par Théophile GAUTIER (1811-1872) dans « Les Français peints par eux-mêmes ». T. Gautier, qui apprit lui-même à manier la canne sous la direction du maître Leboucher, montre bien l’ancienneté de ce jeu et ses transformations après la Révolution, notamment au contact des Anglais.
Canne et bâton étaient indissociables en son temps de la savate ou chausson, et souvent enseignée avec la boxe.
Voici donc de larges extraits du « Maître de chausson », dont on pourra consulter le texte complet en ligne, sur le site de la bibliothèque municipale de Lisieux (www.bmlisieux.com) ou sur www.books.google.fr
« Les maîtres bâtonnistes de Caen avaient de la célébrité avant la Révolution ; cette gloire s’abîma comme tant d’autres dans le gouffre de 93, et il faut sauter jusqu’à l’Empire et à la Restauration, pour trouver dans la mémoire des plus vieux maîtres les noms des rois primitifs qui constituent la dynastie de la savate. Fanfan est le Pharamond, le Romulus de cette histoire ; il représente la période héroïque et fabuleuse ; Sabattier lui succéda ; après lui vint Baptiste, ancien danseur à l’Opéra, à qui les exercices de son premier emploi avaient assoupli les jambes, et qui montait les coups de pied plus haut qu’aucun des maîtres contemporains. Baptiste, qui avait conservé un vernis d’élégance et de bonne société, eut l’honneur de travailler avec Son Altesse royale le duc de Berry. (…) Cette importation de moeurs anglaises était d’une grande hardiesse pour le temps, et malgré cet exemple princier, l’art sublime de la savate, de la canne et du bâton resta confiné dans les classes inférieures. A Baptiste succéda Fanfare, qui tirait la savate et le bâton ; puis vinrent Mignon, Rochereau et Carpe, qui ont laissé de brillants souvenirs dans le monde des salles d’armes et des estaminets.
Les rues où se tenaient les classes n’avaient rien de très-élégant. Le vieux Champagne, ancien marin, demeurait rue Mouffetard, et François avait sa salle rue de la Mortellerie. Quand nous disons salle, nous avons tort ; c’est cave qu’il faudrait. Les assauts avaient lieu effectivement dans une grande cave ; les élèves étaient en général des ouvriers, ou des garnements suspects. Toulouse et Gadou montraient la savate aux maçons de la Grève. (…) Le jeu du bâton n’était pas développé et se composait principalement des coups de bout, de coupés et d’enlevés-dessous. La canne se tirait comme le sabre.
Le jeu développé fut apporté en France par les prisonniers des pontons d’Angleterre : durant les longues heures de la captivité, ils s’étaient beaucoup exercés, avaient travaillé les coups, et, faute d’autre occupation, faisaient assaut du matin jusqu’au soir ; ce qui les rendit les plus redoutables bâtonnistes de l’univers. La patrie des boxeurs ne pouvait qu’influer heureusement sur leur manière : toutefois le jeu développé resta un arcane entre les plus habiles, et se concentra dans Paris, ce foyer lumineux, ce centre intelligent, qui sait toujours avant tous les autres le dernier mot de l’art ; la province, routinière et fossile, conserva l’ancien jeu. Vers 1829 cependant, quelques maîtres de régiment développaient, mais c’étaient des Parisiens (…)
On se tromperait beaucoup si l’on représentait les maîtres de chausson comme des gens de carrure athlétique ; ils ne tiennent en rien de l’Hercule et du lutteur : ils sont ordinairement de taille moyenne, ont les extrémités fines et les mains petites. Plus d’une femme envierait les mains de Swift ; mais ces mains délicates, si elles ont la blancheur du marbre, en ont aussi la dureté ; et, détachées par les puissants muscles des épaules, meurtrissent les chairs comme un caillou lancé par une fronde.
Maintenant que nous vous avons fait l’histoire et l’esthétique du grand art de la savate, nous allons vous introduire dans une salle de chausson, celle de M. Lecour, qui est le professeur à la mode, et qui compte parmi ses élèves les lions les plus chevelus et les plus aristocratiques de l’Opéra et du boulevard de Gand. Vous voyez cette file de cabriolets, de tilburys et de coupés qui stationnent à l’angle de la rue du Faubourg-Montmartre, tout près du boulevard : hâtez-vous, c’est jour d’assaut, et vous auriez peine à trouver place.
La salle d’armes est au rez-de-chaussée, car le piétinement perpétuel serait insupportable aux voisins les plus pacifiques, et les bourgeois proprets partagent la haine de Nicole contre les ferrailleurs et les déracineurs de carreaux : la première pièce sert d’antichambre et de vestiaire ; contre le mur est appliquée une petite fontaine qui fournit de l’eau froide pour tremper les coins de mouchoir, quand il y a des nez compromis à bassiner, ce qui ne laisse pas que d’arriver quelquefois.
La salle est une grande pièce tapissée de coutil, en forme de tente, avec un plancher frotté au grès et à l’eau bouillante, pour que le pied morde bien et ne se dérobe pas. Tout autour sont disposées des banquettes élevées sur une marche qui encadre l’arène destinée aux combattants ; le long des murs sont accrochés les gants de boxe des élèves, portant chacun leur numéro. Ces gants, dont les doigts ne sont articulés que par-dessous, ressemblent à des traversins ; la peau est de buffle et la garniture de crin. Les Anglais remplissent les leurs avec la plume ; mais la plume, plus moelleuse d’abord, ne tarde pas à se tasser en paquets, et devient plus dure que le crin. A côté des gants qui font trophée avec les masques pendent les cannes et les bâtons de longueur.
Les assistants sont rangés au plus près du mur, afin de ne pas gêner les combattants ; et, pour ne pas être atteints, dans leurs coups de grande volée, par les cannes des maîtres qui font assaut, chacun tient en main un bâton dans la pose d’arrêt, ce qui donne à l’assemblée l’apparence d’un chapitre de chanoines assis dans leurs stalles un cierge à la main.
Le costume du maître est très-pittoresque : il consiste dans un pantalon de laine rouge à pieds, demi-collant, serré à la ceinture et tenant sans bretelles, une chemise rayée de violet ou de bleu, une petite calotte pourpre, et des gants de boxe avec des crispins vernis.
L’assaut commence ordinairement par la canne et le bâton. La canne se tire à une seule main, et le bâton à deux mains, comme les espadons et les estocs du moyen âge. Avant de commencer, les maîtres se donnent une poignée de mains, puis ils font le salut. Ce salut, où les maîtres exécutent avec leurs cannes des arabesques plus capricieuses que celles décrites par la bâton du fantastique caporal Trim-Trim, dans le roman humoristique de Tristram Shandy, en faisant des sauts et des pas de voltige (la voltige se fait lorsqu’on est attaqué dans la rue par plusieurs personnes ; la rose couverte, que l’on fait pour salut, est la plus jolie arabesque, dessinée au bâton, que l’on puisse voir ; les volées, les écarts de côte, les coups de travers pleuvent drus comme grêle) ; ce salut est vraiment très-gracieux et très-élégant.
Après cela, les maîtres se mettent en garde, et les hostilités sont ouvertes, les cannes tourbillonnent et s’entre-choquent en pétillant ; quand le coup porte, le vaincu s’écrie : « Touché, bien touché», et l’on reprend la garde. Comme les combattants n’ont ni masques, ni plastrons, les coups doivent être retenus : ils le sont presque toujours au début de la lutte ; mais quelquefois les adversaires s’échauffent, et l’assaut ne diffère pas beaucoup d’une véritable bataille. Aussi, l’assaut terminé, les combattants s’embrassent pour montrer qu’ils ne se gardent pas rancune, et n’ont aucun fiel dans le coeur. Cette coutume a quelque chose de loyal, de touchant, et doit prévenir bien des querelles. L’agilité et la prestesse des maîtres bâtonnistes sont réellement effrayantes. M. Lecour exécute en une minute des carrés composés de vingt coups sur chaque face, il a même été jusqu’à deux cents coups de bâton à la minute, ce qui est prodigieux ; l’on ne voit pas le bâton, on l’entend seulement siffler. »
Le portrait de Théophile Gautier a été peint par Chatillon et est conservé au musée Carnavalet à Paris.
Merci à Laurent Bastard pour cette contribution.
[...] Théophile Gautier comme « le professeur à la mode » (voir l’article Maître de chausson et bâtonniste) et par Alphonse Karr, qui le prénomme Hubert (confusion ? frère ou fils de Charles Lecour ?), [...]
[...] s’agit d’un mouvement à base de rotation du bâton). Dans un article précédent, Théophile Gautier nous donne une piste que j’ai remontée …pour trouver ceci [...]
[...] En 1843, Paul de Kock publie « La grande ville. Nouveau tableau de Paris comique, critique et philosophique ». Y figurent diverses contributions des auteurs de l’époque, dont celle d’Alexandre DUMAS (1802-1870), qui y insère une étude de moeurs intitulée « Filles, lorettes et courtisanes ». Dumas y explique que la pratique de la savate, art martial codifié, s’imposa à l’homme du monde qui n’avait pas le droit d’user de sa canne lors des rixes auxquelles il s’exposait en s’encanaillant. Voici sa théorie sociologique, qui repose sans doute en partie sur la réalité. « Comme en même temps qu’il prenait à l’homme du peuple le désir de monter, il prenait à l’homme du monde le caprice de descendre, il en résulta, de ce double déplacement, un terrain neutre sur lequel le goujat et l’homme comme il faut se rencontrèrent. Ces terrains neutres furent successivement la descente de la Courtille, les bals masqués de Franconi, de la porte Saint-Martin (…) Cette réunion de l’homme du peuple presque toujours envieux avec l’homme du monde quelquefois insolent, amena des rixes ; il n’y avait pas moyen d’élever l’homme du peuple jusqu’au duel à l’épée et au pistolet, force fut à l’homme du monde de descendre jusqu’à la lutte à coups de pied, et le combat à coups de poing. Presque toujours, grâce à l’habitude de cette sorte de combat et à l’étude qu’en avait faite l’adversaire, l’homme du monde fut vaincu. Toute intelligence veut réagir contre ce qui l’opprime, que l’oppression vienne de la force ou de l’habileté ; l’homme du monde décida donc qu’il rétablirait l’égalité par l’étude. Dès lors le besoin du maître de savate se fit sentir dans la société, et le maître de savate fut. Il y avait bien déjà le maître de bâton ; mais avec un bâton on assomme, et la moralité du gouvernement constitutionnel ne permet point qu’on en arrive jusque là ; d’ailleurs on ne peut pas toujours sortir avec un bâton de longueur, comme un compagnon du tour de France, et depuis Germanicus on est, comme chacun le sait, forcé de laisser sa canne à la porte des théâtres. La savate devint donc, à partir de ce moment, une portion non pas essentielle de l’éducation de l’homme du monde, mais une partie complémentaire de ses arts d’agrément. Les trois quarts de nos jeunes gens comme il faut, de ce qu’on appelait autrefois nos dandys, et de ce qu’on appelle aujourd’hui nos lions, sont les premiers savetiers du monde. » Et Dumas d’expliquer qu’à ces jeunes gens, il ne suffisait pas d’égaler dans le combat l’homme du peuple, il fallait l’écraser par un art complet. Le promoteur de cet art, un « homme de génie », ce fut Charles Lecour. Ce texte pertinent appelle trois commentaires. Le « bâton de longueur » ou « canne de longueur », était un bâton ou une canne d’une longueur supérieure à celle qui était nécessaire à l’appui et à la marche. Sa longueur en faisait des instruments offensifs prohibés par la loi. C’était ce type de canne et de bâton que la plupart des compagnons portaient au XIXe siècle. Par ailleurs, Dumas fait allusion à l’interdiction d’entrer dans un théâtre avec une canne depuis Germanicus. Il s’agit de la représentation, le 22 mars 1817, de la tragédie d’A.-V. Arnault jouée par Talma et Melle Duchenois. La pièce fut considérée comme remplie d’allusions bonapartistes, ce qui déclencha la fureur des royalistes dans le théâtre. Une émeute à coups de canne s’ensuivit entre les partisans et les ennemis politiques de la pièce. Enfin, on notera que Dumas cite le fameux Lecour, comme l’avait fait un an plus tôt Théophile Gautier (voir l’article Maître de chausson et bâtonniste, par Théophile Gautier (1842). [...]
[...] donné de larges extraits du texte de Théophile Gautier consacré aux arts martiaux de son temps (Maître de chausson et bâtonniste, par Théophile Gautier (1842). L’écrivain pratiquait la canne, le bâton et la savate auprès des frères Lecourt. Il [...]
[...] ce blog comme canniste et bâtonniste, élève de Lecour. Voir les articles du 23 juillet 2010 : Maître de chausson et bâtonniste, par Théophile Gautier (1842) et du 23 mars 2011 : Les frères Lecourt vus par Théophile Gautier (1847) [...]
[...] les textes de Théophile GAUTIER où il évoque cette figure voir l’article : Maître de chausson et bâtonniste, par Théophile Gautier (1842) et La « rose couverte » pour chasser le guide [...]