On sait que le mot « bâtoniste » (aujourd’hui écrit « bâtonniste ») désigne deux hommes dont l’activité n’a en commun que l’emploi d’un bâton : jusque vers le milieu du XIXe siècle, le bâtoniste était soit un spécialiste du maniement du bâton en tant que jeu ou art martial, soit une sorte d’amuseur public, très habile à manier son bâton lors de tours d’équilibre ou d’adresse (voir l’article La canne et le bâton vus par la Vie parisienne (1865) – 2)
C’est ce dernier personnage qui a inspiré le journaliste, romancier, chansonnier et poète François Guillaume DUCRAY-DUMINIL (Paris 1761 – Ville-d’Avray 1819), lorsqu’il écrivit sa chanson « Le Réveillon de Fanfan le bâtoniste, artiste sur le pavé de Paris. Nouvelle sentimentale. Air : C’est Suzon la camarde. » Cette chanson fut publiée en décembre 1807 dans le « Journal des gourmands et des belles ou l’Epicurien français », 4e trimestre, p. 233-236 (source : Google livres).
Ducray-Duminil y raconte les mésaventures du bâtoniste Fanfan qui veut réveillonner avec sa Margot, mais qui a malheureusement le vin mauvais.
La chanson est écrite dans le style « poissard », qui imitait le langage du bas peuple parisien, et qui fut à la mode au cours du XVIIIe et jusqu’au début du XIXe siècle. Nous la donnons d’abord dans sa version d’origine. Si l’on est rebuté par sa lecture, si le sens en paraît obscur, se reporter ci-dessous à la version en français moderne.
« Ya ta la Gueurnouyère / Yun nommé Fanfan, / Qui s’tire ed’chaque affaire / Toujours triomphant ; / Car d’aucun d’la Rapée / N’li dispute el’pas ; / Et s’i n’fait pas blanc d’son épée, / C’est qu’i n’en a pas.
Pour prouver son adresse / Aux gens étonnés, / Fanfan vous met eun’pièce / Su’l'fin bout d’vot’nez ; / Puis soudain il la frappe / Tournant son bâton / Et l’gas, si vot’nez en réchappe, / Vous rase el’menton.
A ses airs, toujours aigres, / On r’connaît Margot, / Cell’qui blanchit les nègres / D’l'envoyé d’Congo ; / Devant Fanfan l’bâtonnisse / All’se rengorgeait / Tant et tant, que c’fameux artisse / En fit son objet.
Arrive au mois d’décembre / La veille ed’Noël ; / Peut-on garder la chambre / En c’jour solennel ! / I’dit à sa maîtresse : / « Mets ton cotillon ; / J’pourrons ben n’pas entendr’ la messe, / Mais j’f'ronsl’réveillon. »
Minuit sonne, et l’on trote / Vite au cabaret ; / On boit sec, on décrote / Un chat en civet, / Puis ensuite eun’topette / D’un fort brandevin ; / Si bien donc que cette goguette / Met nos gens dans l’train.
Yun fariaud vous les r’garde / D’un air dédaigneux. / Fanfan l’i dit : « Prends garde ; / Quiens, t’es-t-un. morveux ! / Si c’mot-là t’effarouche, / Je l’prouve, et je l’dois, / C’est si vrai, qu’à l’instant j’te mouche / Yavec mes cinq doigts. »
Pan ! v’la qu’l'aut’ l’assaisonne / D’coups d’pied et d’coups d’poing ; / Pan ! Margot l’amazone / L’frappe et l’jette ben loin. / Pour chasser ces bélîtres, / L’monde avec fracas / Prend les pots, les verres, les litres ; / Tout vole en éclat.
Su’not’couple qui peste / I’tomb’maint horion : / Fanfan y perd sa veste, / Margot son jupon. / On les pouss’ dans la rue / Ouss’ qui pleut zà seaux ; / Malgré ça chacun d’eux vous rue / Des pierr’ zaux carreaux.
Mais la garde en alarme / Passe et les met d’dans. / Or, la nuit queu vacarme / Pour les gens dormans ! / Aux f’nêtr’ chacun, zen transe / D’un tel carillon, / Disait : V’la pour tout l’quartier, j’pense, / Un vrai Réveillon. »
Version en français moderne :
Il y a à la Grenouillère / Un nommé Fanfan / Qui se tire de chaque affaire / Toujours triomphant ; / Car aucun de la Rapée / Ne lui dispute le pas ; / Et s’il ne fait pas blanc de son épée, / C’est qu’il n’en a pas.
Pour prouver son adresse / Aux gens étonnés, / Fanfan vous met une pièce / Sur le fin bout de votre nez ; / Puis soudain il la frappe / Tournant son bâton / Et le gars, si votre nez en réchappe, / Vous rase le menton.
A ses airs, toujours aigres, / On reconnaît Margot, / Celle qui blanchit les nègres / De l’envoyé de Congo ; / Devant Fanfan le bâtonniste / Elle se rengorgeait / Tant et tant, que ce fameux artiste / En fit son objet.
Arrive au mois de décembre / La veille de Noël ; / En ce jour solennel ! / Il dit à sa maîtresse : / « Mets ton cotillon ; / Je pourrais bien ne pas entendre la messe, / Mais je ferais le Réveillon. »
Minuit sonne, et l’on trotte / Vite au cabaret ; / On boit sec, on décrotte / Un chat en civet, / Puis ensuite une topette / D’un fort brandevin ; / Si bien donc que cette goguette / Met nos gens dans le train.
Un faraud vous les regarde / D’un air dédaigneux. / Fanfan lui dit : « Prends garde ; / Tiens, t’es qu’un morveux ! / Si ce mot-là t’effarouche, / Je le prouve, et je le dois ; / C’est si vrai, qu’à l’instant je te mouche / Avec mes cinq doigts. »
Pan ! Voilà que l’autre l’assaisonne / De coups de pied et de coups de poing ; / Pan ! Margot l’amazone / Le frappe et le jette bien loin. / Pour chasser ces bélitres, / Le monde avec fracas / Prend les pots, les verres, les litres ; / Tout vole en éclat.
Sur notre couple qui peste / Il tombe maint horion : / Fanfan y perd sa veste, / Margot son jupon. / On les pousse dans la rue / Où il pleut à seaux ; / Malgré ça chacun d’eux vous rue / Des pierres aux carreaux.
Mais la garde en alarme / Passe et les met dedans. / Or, la nuit quel vacarme / Pour les gens dormant ! / Aux fenêtres chacun, en transe / D’un tel carillon, / Disait : Voilà pour tout le quartier, je pense, / Un vrai Réveillon.
Quelques explications : la Grenouillère et la Rapée sont des quartiers de Paris. Personne ne « dispute le pas » à Fanfan : ne se prend de querelle avec lui. Faire blanc de son épée : la sortir de son fourreau. Margot blanchit les nègres de l’envoyé de Congo : c’est une habile blanchisseuse, capable de blanchir les Noirs, et en tant que blanchisseuse, c’est une femme réputée pour n’avoir pas la langue dans sa poche ni froid aux yeux, et être de robuste constitution (elle est qualifiée plus loin d’ « amazone ». Une topette est une petite bouteille. Le brandevin est une eau-de-vie de vin. « Cette goguette » signifie « cette réjouissance, cette ivresse ». Un faraud : quelqu’un qui porte de beaux habits et en est fier. Un bélître : un homme de rien, un gueux. La garde les met dedans : les emmène au violon.
Article rédigé par Laurent Bastard. Merci