Centre de Recherche sur la Canne et le Bâton
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LE COMBAT D’EPIPHANE ET D’ONESIME (1847)

Voici la suite de la leçon de bâton que nous avons découverte dans le roman d’Alphonse KARR, « La Famille Alain » (1847), et qui a été publié le 27 février (voir l’article). Le jeune pêcheur, Onésime, apprend que le château de M. Malais et de sa nièce, dont il est amoureux, est mis en vente par décision de justice. Pour empêcher le déshonneur de cette famille, il intervient pour laisser au propriétaire le temps de rembourser sa dette, mais il se heurte à Epiphane, l’instituteur-huissier. Celui-ci, qui lui avait appris les rudiments de la lutte au bâton, s’apprête à coller les affiches sur le château. Le moment est venu de passer de la théorie à la pratique !
Les récits littéraires de combats de bâton ne sont pas très nombreux et c’est dans l’oeuvre d’Alphonse Karr, bâtonniste lui-même, qu’on en trouve le plus. Les lecteurs apprécieront une fois encore le vocabulaire technique de l’époque.

« Je vous prie encore de ne pas afficher, non pas pour l’obtenir, car je sais bien que cela sera comme je l’ai dit, mais pour que je n’aie pas besoin d’en venir à des moyens que je voudrais vous épargner.
- Je crois que ce blanc-bec me menace ! s’écria l’ancien clerc. L’ami, ajouta-t-il en montrant le bâton de frêne de quatre pieds et demi dont il avait, chemin faisant, raboté les noeuds, ceci a toujours et partout fait respecter Epiphane Garandin. Ceci est Jeannette, ma fidèle amie, et elle a mis à la raison d’autres gars que des contrebandiers et des déserteurs, et au plus vite ; Jeannette n’aime pas qu’on la fasse attendre.
Ce disant, Epiphane prit son bâton à deux mains et le fit siffler autour de sa tête.
- Maître Epiphane, dit Onésime, je serais fâché d’appliquer sur vous les bonnes leçons que vous m’avez données ; mais j’ai un bâton aussi ; et… de bonne grâce, remettez votre opération à demain.
- Holà ! mon premier clerc, barbouille des affiches de colle, mon garçon…
- Ah ! c’est ainsi…
- Oui. Maintenant, dit Epiphane se plaçant entre la porte du château et Onésime, va t’en coller tes deux affiches, et n’aie pas peur. Jeannette et moi nous ne laisserons personne dépasser cette raie-là.
Et il traça une raie entre lui et le pêcheur, puis il se plaça en garde, tenant le bâton des deux mains, sur le côté gauche. Il est malheureux, ajouta-t-il, que ta princesse ne soit pas spectatrice de ce tournoi, elle verrait son chevalier bâtonné d’importance.
Onésime, furieux, attaqua l’huissier en lui assénant un coup de bâton sur la tête, mais celui-ci, levant à temps son arme, para le coup, recula d’un pas et se replaça en garde.
- On ne commence jamais par un coup de tête, mon cher élève, dit-il en ricanant. Onésime ne répondit pas, et le combat s’engagea ; mais Epiphane, beaucoup plus habile, l’irritait par ses sarcasmes et feignait de lui donner une leçon, proclamant les coups et les parades, et se contentant de riposter par des coups cinglés sur les bras et sur les jambes. Néanmoins Onésime se défendait assez bien, tout en maugréant de ne pouvoir atteindre son adversaire.
- Ceci n’est pas mal, dit Epiphane en annonçant les coups furieux d’Onésime, comme s’il se fut agi d’un assaut simulé. Feinte de coup de flanc, coup de figure ; paré, riposté sur les bras, paré ; très bien ; deux enlevés, coup de tête, paré… Vous portez toujours à la tête, c’est trop facile à parer ; il faut varier ses coups. Oh ! mieux ! j’ai bien fait de parer celui-ci, il m’aurait fendu en deux. A vous, sur la cuisse, six à une ; à vous, sur le bras, sept à une. Oh ! un coup de bout, paré ; à vous, sur les doigts… Oh ! paré ; oh ! le coup de figure a porté, c’est pour moi, deux à sept.
En effet, le bâton d’Epiphane n’avait pas rencontré assez tôt celui d’Onésime, et il avait reçu la moitié du coup sur l’oreille droite, qui saignait abondamment.
Epiphane assura son bâton dans sa main, s’aperçut que la chose était plus sérieuse qu’il ne l’avait cru d’abord, et, au lieu des coups à moitié retenus qu’il s’était contenté de porter en forme de riposte, il ne négligea plus rien pour mettre son ennemi hors de combat. Des deux parts, les bâtons tournoyaient en sifflant autour de la tête et du corps des combattants ; mais un bâton rencontrait presque toujours l’autre, qui couvrait son maître comme un bouclier. Quelques coups cependant portèrent, mais inégalement ; Epiphane en reçut un et en rendit quatre.
Le maître d’école voulut continuer encore quelque temps ses sarcasmes : – Recevez ceci en l’honneur des dames, disait-il ; feinte de coup de figure, rompez d’un pas ; feinte de coup de figure à droite et à gauche, coup de tête ; parez ; oh ! vous n’avez pas paré ; je vous l’avais cependant conseillé. Ah ! diable ! celui-ci est pour moi.
Quelques coups qu’il ne réussit pas à parer firent qu’il cessa de plaisanter. Onésime fit voltiger son bâton sur Epiphane, aux bras, aux jambes, à la tête ; partout il rencontrait le bâton d’Epiphane, qui arrêtait le sien et le mettait à son tour en danger. Il s’aperçut qu’un de ses bras avait été atteint si rudement qu’il s’enflait au point de perdre de la souplesse, et qu’Epiphane avait décidément l’avantage sur lui par son habileté à parer.
Le clerc de l’huissier avait collé les affiches. Onésime vit qu’il ne devait plus prendre conseil que de son désespoir : aussi, au premier coup qu’Epiphane lui adressa à la tête, il ne le para pas et le reçut volontairement ; mais en même temps, faisant passer rapidement sa main droite à l’autre extrémité de son bâton renversé, et présentant à son adversaire le gros bout qu’il tenait toujours de la main gauche, il le lâcha subitement, et le bâton arriva droit, lancé comme un javelot, dans la poitrine d’Epiphane, qui tomba par terre. Onésime tourna deux ou trois fois sur lui-même, puis s’affaissa et tomba sans mouvement. Le coup qu’il n’avait pas paré lui avait fendu la tête.
Tous deux restèrent ainsi quelques instants. Epiphane se ranima le remier, et, aidé de l’enfant qu’il avait amené avec lui, il se releva, alla remuer du pied Onésime, qui ne fit aucun mouvement, et, appuyé sur l’enfant, s’en retourna chez lui pour se faire panser.
Ce ne fut que quelques heures plus tard, au milieu de la nuit, qu’Onésime reprit connaissance. Il se traîna aux affiches, les chercha et les arracha ; puis, gagnant la rivière, il lava la blessure de sa tête, et resta assis au pied du saule où, la veille, il avait rencontré Bérénice et Pulchérie. »

Article rédigé par Laurent Bastard. Merci :)

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