Nous avons déjà évoqué les manifestations d’autorité et de colère du tsar Pierre le Grand (1672-1725) dans l’article La terrible dubina de Pierre le Grand.
Voici de nouvelles anecdotes sur la terreur mais aussi la vénération qu’inspirait la seule vue de la canne de l’empereur. Elles sont extraites du livre d’Emile DUPRE de SAINT-MAURE : « Moeurs russes – Pétersbourg, Moscou et les provinces ou observations sur les moeurs et les usages russes au commencement du XIXe siècle » ; tome III ; Paris, Pillet aîné, 1830.
P. 47-48, l’auteur explique pourquoi un pont de Saint-Pétersbourg se nomme le pont des Soupirs : « Dernièrement, un Russe, avec lequel je venais de traverser la place du Grand-Théâtre, me dit : « Nous voilà sur le Pont des Soupirs ». A cette dénomination, ma pensée se porta sur quelque catastrophe amoureuse ; je voyais un amant rebuté s’abîmer au fond du canal, pour y éteindre ses feux. Je me trompais. Ce pont était le lieu consacré aux admonestations un peu vives que Pierre adressait à ses courtisans, ingénieurs, architectes ou tous autres employés paresseux et négligents. Elle consistait en quelques coups de canne appliqués sur les épaules du patient, et suivis d’une franche accolade, pour prouver sans doute la vérité de cet adage : « Qui aime bien, châtie bien ». Les « bien-aimés » n’avaient garde de crier en recevant ces preuves d’affection ; ils se bornaient à soupirer, et c’est ce qui valut à ce pont le nom de Pont des Soupirs. »
P. 61-63, c’est une anecdote encore plus révélatrice de l’autorité du tsar, qui nous est contée :
« Je termine ce chapitre par une anecdote qui se rattache à la canne de Pierre-le-Grand. Ce souverain se promenait un jour dans les sentiers de l’Amirauté ; selon son habitude, il était mis fort simplement. Il rencontre un petit seigneur de province dont l’air était triste et découragé ; il l’attaque de conversation : « Monsieur, vous paraissez chagrin, soucieux ; pouvez-vous me dire la cause de vos inquiétudes ? – Oui, certainement, je puis vous la dire ; je me morfonds ici depuis deux mois sans qu’il me soit possible d’obtenir une simple signature. On ne finit rien dans ce diable de pays. La chancellerie de l’amirauté vous remet toujours au lendemain, et ce lendemain peut durer toute l’année ! – Quel est l’objet de cette signature ? – Un mandat de paiement pour des fournitures que j’ai faites ; l’empereur a un terrible goût de construction ; mais ce n’est pas le tout que de bâtir des villes, il faudrait encore payer ses dettes ; je m’ennuie mortellement ici, loin de ma femme et de mes petits enfants. – vous avez raison, il faut payer ses dettes ; mais ne vous découragez point, retournez demain dans les bureaux et réclamez votre mandat. – Parbleu, voilà un fameux conseil que vous me donnez là ! ils me diront encore brusquement : Revenez demain ! – C’est très possible ; cependant, s’ils vous renvoient sans l’expédition, montrez-leur cette canne et ne dites rien, elle parlera pour vous. – Vous plaisantez, Monsieur : vous m’avez reconnu pour un provincial, et… – Non, je parle très sérieusement, prenez cette canne, et demain, à la même heure, rapportez-la moi ici. »
A ces mots, l’empereur quitta notre homme dont l’étonnement l’amusait beaucoup ; il le vit de loin tourner et retourner la canne comme pour y découvrir quelque sortilège.
Le lendemain, S.M. retrouva son protégé au même poste ; il avait une figure rayonnante et se confondait en remerciements. « Ah ! Monsieur, s’écria-t-il, quelle canne merveilleuse ! Je me suis présenté, et, comme de coutume, on m’a adressé l’éternelle réponse « à demain ». Sans répliquer, sans me fâcher, je leur ai montré ma canne ; dès qu’ils l’ont vue, c’est tout comme si le feu se fût mis dans les bureaux ; les plus dédaigneux se sont levés, c’était à qui chercherait le mieux ; mon mandat n’était pas loin, on l’a signé, on me l’a remis avec la plus grande politesse, et tous de me faire des excuses, de m’accompagner jusque dans la cour. Ah ! C’est une vraie sorcière que cette canne ! Si vous pouviez me la céder ! mettez-y le prix qu’il vous plaira. – Mon cher monsieur, je ne suis pas marchand de cannes, mais, lorsque vous en aurez besoin, elle est toujours à votre service. »
Dans ce moment quelques officiers arrivèrent et découvrirent l’incognito ; le provincial comprit alors la magie du bâton ; l’empereur le traita fort bien, et l’obligé se félicita beaucoup d’avoir fait une connaissance aussi utile et distinguée. »
P. 47-48, Dupré de Saint-Maure visite le musée de l’Académie de Saint-Pétersbourg, où sont conservés les reliques du tsar, dont sa fameuse canne, et il constate la vénération dont elle est encore l’objet un siècle après sa mort :
« La piété filiale des successeurs du prince conserva religieusement dans ce cabinet une multitude d’objets à son usage (…) Dans cette armoire vitrée, la célèbre canne aux enchantements ; à son aspect, un Russe (…) me dit très vivement : « Monsieur, vous admirez notre ville ! Eh bien ! saluez cette canne ; sans elle nous serions dans le marais jusqu’à la ceinture. politiquement parlant, nous autres Russes sortons tous de cette canne, comme le genre humain d’une côte d’Adam. »
Cette canne-sorcière, cette canne à sortilèges et à enchantements, ce bâton magique a-t-il été conservé malgré les bouleversements qu’a connu la Russie au cours du XXe siècle ?
L’illustration représente Pierre le Grand sauvant sa flotte en faisant acte de courage, sur une chaloupe. Elle est extraite de la revue « La Semaine des enfants », n° 75, du 5 juin 1858.
Article rédigé par Laurent Bastard, merci