Le terme « bâton de longueur » est aujourd’hui inusité et on ne le comprend pas très bien. Bâton de longueur ? Oui, mais de quelle longueur ? On a l’impression qu’il manque un adjectif (d’une grande longueur, d’une longueur considérable…) ou une dimension.
Une recherche dans les dictionnaires antérieurs à la Révolution est infructueuse. Le mot et la chose semblent apparus au XIXe siècle et c’est dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, de Pierre Larousse, publié de 1866 à 1877, qu’on découvre enfin cette définition : « Bâton de longueur : bâton très long à l’usage des bâtonnistes ». Elle est suivie d’un extrait de Balzac sur lequel nous reviendrons.
Donc, le bâton de longueur est un bâton dont se servent les bâtonnistes, mais cela ne nous apprend pas quelles étaient ses dimensions, le bois dont il était fait, etc., ni en quoi il différait ou non du bâton tout court. Nous n’en saurons pas plus. Les lecteurs en possession de traités de canne et de bâton nous en apprendrons peut-être davantage si une définition lui est consacrée.
En attendant, voici quelques occurences du terme « bâton de longueur » dans la littérature du XIXe siècle.
1842 : « On ne peut pas toujours sortir avec un bâton de longueur, comme un compagnon du tour de France. » Alexandre DUMAS : Filles, lorettes et courtisanes.
1845 : « En 1839, on voyait fréquemment entrer en ville un grand homme sec (…) il s’appuyait gravement sur un bâton de longueur. A le voir, il avait tout le type des bretteurs de la république, et l’on eût dit un cadet brutal, faisant son entrée dans quelques malencontreuses cités. Cet homme, lecteur, vous l’avez reconnu, car c’était Carlo Celestino Tabourin, l’ex-sergent de la 1ère mineur, le triple maître de danse, d’escrime et de bâton (…) ». Louis RETIF DE LA BRETONNE : Le Chroniqueur populaire, épisodes de l’armée d’Italie, p. 508.
1838-1847 : « Cet autre gardien était pourvu, selon la mode anglaise, d’une canne, appelée « bâton de longueur », que connaissent les bâtonnistes, et avec laquelle ils peuvent défier plusieurs assaillants. » BALZAC : Splendeurs et misères des courtisanes.
1855 : « Celui qui écrit ces lignes manie assez lestement cette arme redoutable qu’on appelle le « bâton de longueur », genre d’exercice tombé en désuétude aujourd’hui. » Joseph MERY : Constantinople et la Mer Noire, p. 472.
1857 : « En outre, au lieu du « bâton de longueur » (c’est le terme sous lequel les ouvriers désignent leur canne de combat), au lieu du bâton de longueur qu’il tenait à la main tout à l’heure, moitié comme appui, moitié comme défense (…) ». Alexandre DUMAS : Le Meneur de loups.
1858 : « Alban examina en détail cet arsenal et choisit une massue malaise hérissée de pointes de fer. Aussitôt il exécuta un moulinet, comme avec un bâton de longueur, et fit sortir de l’air de formidables sifflements. » Joseph MERY : Les Damnés de l’Inde, p. 214.
1868 : « Chacun d’eux portait à sa ceinture deux revolvers à six coups, une hache d’abordage et de plus un bâton de longueur, cette arme si redoutable entre les mains de nos marins. » Gustave AIMARD : Les Invisibles de Paris, Hermosa, p. 28.
On retiendra trois choses. D’abord que le terme n’est pas vraiment passé dans la langue française courante puisque certains auteurs (Balzac, Méry, Dumas) éprouvent le besoin de le souligner (nous l’avons placé ici entre guillemets), et même d’en donner le sens (Dumas). Ensuite, que ce bâton est considéré comme redoutable (Balzac, Méry, Aimard). Enfin, qu’il s’agit d’une arme utilisée par les gens du peuple : les compagnons du tour de France (Dumas), un gardien (Balzac), les ouvriers (Dumas), les marins (Aimard), mais aussi les militaires (Rétif de la Bretonne).
Enfin, précision intéressante, Méry écrit que l’usage du bâton de longueur était « tombé en désuétude » en 1855. Peut-être l’était-il en effet chez les écrivains, qui lui préféraient la canne, mais il était toujours employé par les ouvriers et les compagnons, et il fallait donc bien que son maniement fût enseigné. Cette remarque nous fait songer à ces lignes de Joseph CHARLEMONT, dans « L’Art de la boxe française et de la canne » (1899), p. 303, à propos du bâton : « Depuis que les compagnons du tour de France ont cessé d’exister, cet exercice est complétement démodé. On le voit encore paraître de temps à autre, mais très rarement dans les assauts. » Charlemont avait raison quant aux combats des compagnons à l’époque où il publia son traité, mais il se trompait sur la disparition des compagnons eux-mêmes.
Le mot « bâton de longueur » a connu cependant une certaine postérité dans son sens métaphorique, grâce à BARBEY d’AUREVILLY (1808-1889), qui écrit dans ses notes (Disjecta membra) que « La politesse est le meilleur bâton de longueur qu’il y ait entre soi et les sots – un bâton qui vous épargne même la peine de frapper. Etre poli avec un sot, c’est s’en isoler. Quelle bonne politique ! ». Le mot n’évoque plus directement l’arme du bâtonniste mais la distance à tenir. Paul BOURGET (1852-1935), reprendra la formule, avec le même sens, dans ses « Etudes et portraits » en 1905-1906 : « Il n’a pas eu cette arme de l’argent, ce bâton de longueur contre les promiscuités actuelles. » Le sens originel de « bâton de longueur » est oublié aujourd’hui, lorsque la formule de Barbey d’Aurevilly est reprise sous la plume de divers auteurs, qui y voient une façon élégante de dire que l’on garde ses distances avec certaines personnes. Le mot « longueur » prime sur celui de « bâton ».
Nous reviendrons prochainement sur le bâton de longueur chez les compagnons du tour de France…
Article rédigé par Laurent Bastard, merci
[...] l’article précédent, nous avons évoqué le « bâton de longueur« , arme redoutable des bâtonnistes du XIXe siècle, et avons signalé qu’il [...]