Bien que le récit qui suit soit, semble-t-il, authentique, nous le publions dans la catégorie « Contes et légendes », car ce compte-rendu de prétoire est rédigé comme un petit conte à caractère moral.
Il figure dans la revue « Le Cabinet de lecture et le Cercle réunis, gazette des familles », n° 2, du 10 janvier 1842, p. 47.
On y constate l’attachement d’un aveugle pour sa canne, sa seul amie, son seul compagnon, son souvenir des heures glorieuses…
» JUSTICE DE PAIX, 4e arrondissement.
Le père Philippe a soixante ans et gagne misérablement sa vie à vendre des cantiques ; le pauvre homme est aveugle, ce qui ne l’empêche pas de chanter dans les guinguettes :
Bénissons à jamais
Le Seigneur dans ses bienfaits.
La jeunesse des barrières a bon coeur lorsqu’elle s’amuse, aussi achète-t-elle pendant l’été les cantiques du pauvre Homère parisien ; mais, quand vient l’hiver, le vieux Philippe ne trouve plus aux bals champêtres ses bons amis ; de là naît sa misère. C’est cette misère qui a obligé son maître d’hôtel à lui prendre en paiement de ce qu’il doit… son seul bien… son bâton. Ce bâton, le vieux Philippe vient le réclamer au juge de paix.
Le juge, au maître d’hôtel : – Vous voulez vendre le bâton de cet homme.
Le maître d’hôtel : – Oui, la pomme est en or.
L’aveugle : – Mon bon juge, ne laissez pas prendre ma canne. C’est mon capitaine qui me la donna lorsque je reçus un coup de feu dans les yeux à Eylau. – Tiens, Philippe, me dit-il, voilà un souvenir de moi, mon vieux, ne t’en sépare jamais… Eh bien ! j’ai eu faim et soif souvent, mais jamais je ne l’ai vendue, cette pauvre canne ! …
Le juge : – Mon pauvre homme, il faut cependant payer votre garni.
L’aveugle : – Je toucherai bientôt de petites sommes que me donnent les vieux de la vieille garde, de bons amis… allez… je paierai à cette époque : mais faites-moi rendre ma canne.
Le juge : – D’ici là, comment vivrez-vous ?
L’aveugle : – Oh ! je vis avec si peu, une croûte de pain, un peu d’eau, une pipe de tabac, voilà ma consommation de chaque jour ; si on veut je me priverai de mon tabac, mais qu’on ne vende pas ma canne, la canne de mon capitaine ! … (vive émotion).
Le maître d’hôtel : – Je ne la vendrai pas, je la garderai seulement en otage.
L’aveugle : – Non, non, je vous en prie, ne m’en privez pas : c’est mon seul compagnon ; mon ami, cette pauvre canne, vous me l’avez prise pendant mon sommeil.
Le juge, ému : – M. l’aubergiste, je réponds de la petite dette de Philippe, donnez-lui quinze jours pour s’acquitter et rendez-lui sa canne.
L’aveugle, recevant sa canne : – Oh ! merci, M. le juge, la voilà, cette pauvre amie, je ne sais si elle est jolie, car Dieu n’a pas permis que je la pusse voir, mais elle soutient depuis trente ans le pauvre aveugle, et il ne veut la quitter qu’à son lit de mort, lorsqu’il n’en aura plus besoin ! … (Attendrissement).
Le bon vieillard sort de la salle au milieu de l’émotion générale ; une foule de spectateurs le suivent et lui achètent tous ses cantiques, qu’ils paient généreusement. Nul doute que Philippe ne soit en état, à l’heure qu’il est, de payer la rançon de sa canne chérie. »
L’illustration de cet article est un dessin de Bertall représentant un vieux militaire invalide appuyé sur sa béquille. Elle figure dans Le Journal amusant du 7 mars 1863.
Sur la canne d’aveugle, voir l’article La canne blanche des aveugles.
Article rédigé par Laurent Bastard. Merci