En poursuivant l’inventaire des poèmes et chansons dédiés à la canne et au bâton au XIXe siècle, nous en avons encore découvert un grâce au site Gallica de la BnF. Il vient s’ajouter à tous ceux que nous avons déjà publiés dans les rubriques « littérature » et « compagnons du tour de France » et l’on constate qu’aucun autre attribut vestimentaire ou pratique n’ a été autant personnalisé que la canne ou le bâton. Les auteurs s’adressent à l’un et à l’autre comme s’il s’agissait de personnes humaines ; ils les décrivent en termes anatomiques ; ils leur prêtent des sentiments ; ils les aiment comme des ami(e)s fidèles.
Le poème qui suit touchera tous ceux qui accomplissent des randonnées avec un – que dis-je ! – avec leur bâton, celui qui perd son vernis et est usé au bout, celui qui est imprégné de la sueur de la main du marcheur, celui qui est l’utile compagnon de marche au fil des ans…
Son auteur est un poète pyrénéen nommé Frédéric SOUTRAS (1814-1874). Il l’a publié dans son recueil « Les Pyrénéennes ; rêves, pensées et paysages », édité à Bagnères-de-Bigorre en 1856 (p. 197 à 199) et il indique que « Cette pièce a été mise en musique par M. F. Soubies. »
« MON VIEUX BATON DE HOUX
Dans une gorge où le vertige
Plane au bout d’un mont escarpé,
Où l’écume en flocons voltige,
Par un pâtre tu fus coupé ;
Rejeton d’une mâle tige,
Tu grandis parmi les cailloux,
Mon vieux bâton de houx.
Souvent, m’a dit le jeune pâtre,
Tu dirigeas ses pas errants,
Le soir, quand un voile grisâtre
Cachait l’abîme ou les torrents ;
Souvent aussi tu vins combattre
Avec les chiens contre les loups,
Mon vieux bâton de houx.
Je m’épris de ta rude écorce,
Du ferme tissu de ton bois,
Des grands noeuds qui disaient ta force,
Du sang qui disait tes exploits ;
Et du berger, qu’un rien amorce,
Je t’achetai pour quelques sous,
Mon vieux bâton de houx.
Le riche fier de sa cassette,
Pour t’avoir, ô mon seul trésor,
Viendrait en vain dans ma retraite,
Viendrait m’offrir ton pesant d’or ;
S’il insistait, gare à sa tête ! …
On ne guérit pas de tes coups,
Mon vieux bâton de houx.
Depuis quinze ans, toujours ensemble,
Fiers et confiants, nous allons
De la cascade où le roc tremble
A la neige des hauts vallons ;
Et l’amitié qui nous rassemble
Brave l’effort du temps jaloux,
Mon vieux bâton de houx.
Combien de fois, dans la tempête,
Solide et fort comme l’acier,
Tu m’as soutenu sur la crête
Ou sur les pentes du glacier,
Quand le sang sifflait dans ma tête,
Quand se dérobaient mes genoux,
Mon vieux bâton de houx !
Que de fois, le long des ravins,
Au bas des sentiers hasardeux,
En nous écorchant aux épines,
Nous avons roulé tous les deux !
Mais, l’oeil plein des choses divines,
Je m’écriais : relevons-nous,
Mon vieux bâton de houx !
Puis, quand le soir, avant la lune,
Nous ramenait dans les hameaux,
Pour contempler la vierge brune
Assise au pied des grands ormeaux,
Moi qui pourtant n’en aime qu’une,
Je m’arrêtais… instants bien doux,
Mon vieux bâton de houx !
Ainsi, défiant les abîmes,
Joyeux ou grave pèlerin,
J’ai visité les grandes cimes,
D’où le ciel luit comme un écrin ;
Et revenant des lieux sublimes,
Je disais : les hommes sont fous,
Mon vieux bâton de houx.
Maintenant, plus d’une blessure
Marque ma chair, marque ton bois ;
Le schiste aigu de sa morsure
Nous atteignit plus d’une fois ;
Mais nous avons la fibre dure,
Et vite se ferment nos trous,
Mon vieux bâton de houx.
Allons encor ! – tant qu’une haleine
S’exhalera de mes poumons,
Allons des brumes de la plaine
Aux lumineux sentiers des monts ;
Là haut, où l’aigle a son domaine,
Courons aux divins rendez-vous,
Mon vieux bâton de houx.
Enfin, de ses rides glacées,
Lorsque le temps m’aura flêtri,
Compagnon de mes odyssées,
Dans le repos du même abri,
Evoquant nos gloires passées,
Je te dirai : souvenons-nous,
Mon vieux bâton de houx !
Août 1852.
Article rédigé par Laurent Bastard. Merci