Pour peu que celui qui la commet ait conservé un peu de moralité, une mauvaise action entraîne toujours chez lui un sentiment de culpabilité. L’enseignement chrétien a beaucoup insisté sur la faute et le remords, sous l’oeil implacable de Dieu qui voit tout et partout.
Le (long !) texte qui suit est révélateur de cette attitude psychologique. Il est extrait de la « Feuille religieuse du canton de Vaud », n° 14, du 7 mai 1865 (p. 213-216), publiée à Lausanne (Suisse). L’objet du méfait est une canne…
« LA CANNE VOLEE.
« C’est la chose du monde la plus bête que de faire le mal », disait à de jeunes amis un homme parvenu au milieu de la vie. La Bible appelle le méchant un insensé, et il l’est en effet. Le péché corrompt toutes nos jouissances ; un seul péché hante parfois un homme toute sa vie. J’ai moi-même souffert plus que je ne saurais le décrire d’un péché commis dans ma jeunesse.
A l’âge de quinze ans, j’avais la plus grande envie de posséder une canne, comme plusieurs de mes amis ; mais je n’avais pas de quoi faire cette dépense. Un jour que j’allais faire une commission dans un hôtel, je vis dans un vestibule plusieurs cannes. Mes regards s’arrêtèrent sur l’une d’elles qui me plut beaucoup, et une tentation fatale s’empara de mon esprit. Je m’approchai, je saisis la canne et m’éloignai rapidement. Bien qu’assuré que personne n’avait vu mon larcin, j’étais terrifié et tremblant. Que de fois ne désirai-je pas que cette canne fût encore où je l’avais trouvée !
J’emportai ma canne chez moi. « Ma » canne ? Non. Quoique j’eusse sacrifié ma bonne conscience, le respect de moi-même, mon courage, ma tranquillité d’âme pour la posséder, je sentais qu’elle ne m’appartenait pas, que je n’y avais aucun droit, qu’elle était la propriété d’un autre, en un mot qu’elle était volée. J’emportai donc « la » canne, je la mis dans ma chambre et je l’examinai. Elle était fort jolie, mais je ne l’admirais plus ; je l’avais payée trop cher.
Comme je voudrais persuader à tous les jeunes gens que le bien mal acquis n’a aucune valeur. Quand vous péchez pour obtenir une chose, elle est toujours trop payée. Vous donnez, pour l’avoir, ce que vous avez de meilleur ; vous vendez pour elle ce que toutes les richesses du Pérou ne sauraient racheter : votre innocence et le respect de vous-même.
Je m’étonnais d’avoir pu être aussi faible pour convoiter un objet aussi inutile ; je me méprisais moi-même ; je sentais que l’oeil de Dieu était fixé sur moi, et je baissais la tête avec confusion. J’aurais voulu être au bout du monde, loin des regards de tous, et trouver le lieu où cacher ma honte. Je mis la canne de côté et pris un livre ; mais il me fut impossible de lire, la canne seule remplissait mon esprit. Ne pouvant plus supporter cette obsession, j’allai me promener dans la rue ; un ami me rejoignit ; mais impossible de faire la conversation, ni même d’écouter ce qu’il me disait. Je terminai brusquement ma promenade et revins à la maison.
Plusieurs jours se passèrent et toujours la canne me tourmentait, en sorte que je commençai à être au désespoir. Je résolus de me vaincre sur ce point, de remporter la victoire sur cet objet qui me tourmentait, de m’y habituer. « Comment une pareille bagatelle peut-elle me rendre si malheureux ? » me disais-je ; et saisissant ma canne, je m’élançai dans la rue en la brandissant avec une insouciance affectée. En vain j’essayai de me familiariser avec elle ; mon vol ne me sortait pas de l’esprit ; je supportai ce supplice durant une demi-heure, puis je revins chez moi avec l’espoir de m’être un peu endurci sur ce sujet.
Le lendemain était un dimanche ; je m’habillai pour aller à l’église et je résolus de prendre ma canne avec moi. Rassemblant tout mon courage, je la tirai de son coin ; mais à l’instant toute mon audace s’évanouit. Impossible d’emporter cet objet haïssable dans la maison de Dieu. Je la remis à sa place et m’en allai abattu et la tête basse. Dans la rue, je ne vis des passants que leurs cannes, et combien elles me parurent méprisables, et durant le service, la malheureuse canne que j’avais laissée dans ma chambre fut sans cesse devant mes yeux, me reprochant d’être un voleur. Je n’entendis pas le sermon, mais jamais ni avant ni après ce jour je n’en entendis d’aussi sévère que celui que me tins alors ma conscience.
De nouveau je résolus de me cuirasser contre elle ; j’emportais ma canne dans les promenades que je faisais avec mes amis ; mais elle ne manquait pas de me gâter mes plus jolies parties de plaisir ; elle me rendait triste et silencieux, et lorsqu’on me plaisantait de ma taciturnité, je ne savais que répondre.
Toutes mes tentatives pour m’habituer à ce fatal objet ayant été vaines, je finis par m’en débarrasser ; mais je ne pus point la bannir de ma mémoire ; le souvenir de cette faute me poursuit encore et ne cessera jamais de le faire. je n’ai plus dès lors possédé de canne ; je n’en touche jamais une quand je puis l’éviter.
Il m’est impossible de voir un jeune homme à l’âge où tant de si grandes tentations l’environnent, s’avancer dans la vie plein d’ardeur, inconscient de sa faiblesse et ignorant de la vie, sans éprouver pour lui la plus profonde compassion. Aussi désiré-je leur faire part de mon expérience, afin de les préserver si possible des souffrances que j’ai endurées. Je voudrais leur faire comprendre que le péché est un mal mortel, qui rend nécessairement malheureux. On peut s’en repentir, on peut en obtenir le pardon, on peut sentir qu’on est lavé dans le sang du Christ, sans parvenir à bannir du coeur le sentiment de honte et de tristesse. »
Article rédigé par Laurent Bastard. Merci