Voici la suite et la fin de l’article de « G. » publié dans « La Vie parisienne » du 7 octobre 1865, consacré à la canne et au bâton.
« Dans le cas, cher lecteur, où l’idée vous serait venue d’étudier la canne ou le bâton, il est certain qu’une petite crainte a dû en même temps vous traverser l’esprit, celle des coups à recevoir. – Je dois vous avouer franchement que vous en recevez en assez grande quantité. Le flanc et le coude sont, je dois vous le dire aussi, deux parties du corps que le coup de canne effarouche particulièrement. Quoi qu’il en soit, à moins d’accidents fort rares, toutes ces petites douleurs sont insignifiantes. Cela sèche vite, comme on dit, et on peut assurer qu’un coup de canne, même franc, fait moins de mal que ces bons petits coups de bouton qui vous arrivent en pleine poitrine par l’intermédiaire d’un fleuret neuf et flexible.
Il est de règle, à l’assaut de canne ou de bâton, qu’un coup « dur » amène un coup « dur ». il est impossible de riposter doucement à un coup qui vous a cinglé avec violence ; et de coups en coups durs on arrive promptement à se massacrer. Cela, vous le comprenez bien, est déplorable, quoique certains individus héroïques mettent quelque amour-propre à avoir le corps entouré de traînées bleuâtres comme un mirliton l’est par ses devises ou un saucisson par sa ficelle.
Une bonne habitude à prendre est donc de lancer le coup avec rapidité sans toucher lourdement ; vous donnerez ainsi une grande preuve de sang-froid, d’empire sur vous-même, et vous vous ferez des amis, car instinctivement on finit par prendre en grippe l’adversaire qui, amicalement, vous assomme trop souvent.
La principale cause qui fasse qu’à l’assaut on tire comme s’il s’agissait d’assommer un boeuf, c’est cette manie absurde qu’ont certaines gens de ne point annoncer le coup. A l’épée, à la boxe, à la canne, au bâton, le caractère des gens reste le même, et une des plus naturelles tentations de la vanité est de laisser croire qu’on n’a point été touché. Il y a des gens qui poussent cela à l’extrême, et l’on reste confondu devant le courage qu’il leur faut pour recevoir certains coups qui vous feraient crier sans mot dire et sans sourciller. L’obstination des gens qui n’avouent pas est déjà très comique à l’escrime où la veste rembourrée neutralise l’effet du coup de bouton, mais à la canne, où le corps n’est pas protégé du tout et où il n’y a pas de limite dans la violence du coup, cette obstination devient grotesque, irritante au possible. Lorsqu’on a senti sa canne plier sous le choc, que l’on a entendu ce petit bruit sonore et bien connu du châtaignier rencontrant la chair fraîche, et que pour toute réponse l’adversaire vous lâche par charité ces quatre mots : – Effleuré légèrement le gilet, la moutarde vous monte au nez et l’on se dit en soi-même : Mon cher ami, tu vas sentir le prochain.
La charité chrétienne est une vertu qui fuit à tire d’ailes devant les cannes et les bâtons, et il n’est pas un tireur qui, recevant un bon coup de flanc, se retourne de l’autre côté en vous invitant à recommencer.
Il y a dans les imprimeries des compositeurs qui, tout en puisant dans les casiers, prennent l’habitude de certains mouvements inutiles, de certains tics inexplicables, mais dont ils ne peuvent pas se défaire. Ceux-ci piétinent sur leur planche, se dandinant régulièrement à gauche et à droite ou, après avoir placé la lettre, répètent sans utilité le mouvement de la main qu’ils viennent de faire déjà. Il en est un peu de même pour le tireur. Les fausses feintes inutiles, les mouvements des poignets, les tremblements de la canne, les appels du pied, les mouvements des épaules et du torse en tombant en garde, dégénèrent bientôt, si on n’y prend pas garde, en véritables tics et nuisent au jeu. Tout mouvement qui n’a point une raison d’être et un but utile est un mauvais mouvement qu’il faut supprimer. L’attaque n’est difficile à parer qu’autant qu’elle ne s’annonce pas d’avance, qu’elle est rapide, instantanée ; or, tout mouvement inutile est une perte de force, un trouble pour vous-même et un avertissement pour l’adversaire.
Mais en voilà déjà bien long pour une conversation commencée sans plan et continuée à l’aventure. Qui sait si les obscurités que vous avez dû rencontrer en me lisant ne vous donneront pas le désir de vous éclairer davantage et ne vous pousseront pas quelque jour dans l’une de ces salles où l’on pénètre par curiosité et où l’on trouve au milieu des bâtons, des gants et des cannes, la gaieté, la bonne humeur et la santé ? G. »
Article proposé par Laurent Bastard. Merci !
Note : la canne moderne est tout de même moins violente !