Chapitre III.
Au bruit de la canne, le père et la fille avaient écouté avec attention et avaient immédiatement entendu un roulement tantôt sonore, tantôt étouffé, et un galop tellement rapide qu’il ressemblait au fracas de mille marteaux frappant le pavé de la route.
Puis soudain une voiture traversa la chaussée comme l’éclair, et le cheval, ne pouvant modérer son élan, entra jusqu’au poitrail par la fenêtre ouverte, et s’arrêta écumant, soufflant, hors d’haleine. Un homme, lancé par-dessus les oreilles de la bête, vint tomber dans les bras de l’étranger, et celui-ci, le recevant avec calme, le déposa doucement à terre et le mit sur ses jambes.
Pendant ce temps, le cheval, occupé du côté réel de son aventure, c’est-à-dire de la soif que lui avait donnée cette course furieuse, tendit le cou, allongea les lèvres pour saisir une tasse placée sur la table. La laissa tomber, et l’eau qui en jaillit vint éclabousser les assistants et les arracher à leur stupéfaction.
« Docteur, dit l’étranger, c’est moi qui vous ai fait venir. Cette enfant est malade ; son père est inquiet, et j’ai pris la liberté de vous détourner de votre chemin pour rassurer cette intéressante famille. Tout à l’heure Georgette était sans mouvement ; nous l’avons crue morte. »
Le médecin, ne voyant rire personne, et lisant au contraire l’effroi dans l’attitude du vieillard, la souffrance dans la pâleur de la jeune fille, et la volonté sur le visage impassible de cet homme extraordinaire, ne put croire à une mystification. De plus, il sentit dans sa main une pièce d’or que l’étranger y avait glissée.
Se rappelant sa descente dévergondée à travers la montagne, il comprit qu’il avait affaire à une personne douée d’une puissance surnaturelle, et bien heureux de n’avoir pas payé de sa vie son étrange façon de faire venir les gens, il procéda à l’examen de la malade, prescrivit un médicament simple, et partit en assurant qu’il n’avait pas besoin de revenir. Georgette se leva, tout à fait remise de son indisposition passagère.
Neptune eut bien du mal à repartir ; mais comme son écurie n’était pas loin, aussitôt que le vent lui en eut apporté l’odeur, si chère à ses pareils, il reprit la seule allure qui lui convînt, un trot modéré, et les habitants de la cabane purent entendre longtemps sur le chemin, et le sabot de l’animal, et le roulement de la voiture.
Cette fois le médecin ne s’endormit pas en route.
« Maintenant, soupons ! dit le voyageur. Ta fille est sauvée ; tu t’es alarmé à tort, et, puisqu’il faut l’avouer, j’ai faim.
- Soupons » dit le vieillard moitié empressé, moitié confus.
Et il ouvrit une armoire pour se donner une contenance, car il savait bien qu’elle était vide. Il fit à Georgette un signe de détresse que l’étranger surprit au passage, et qui lui révéla plus de misère qu’il n’en avait supposé.
« Ne cherche rien, je t’en prie, dit celui-ci ; le soir, je ne mange jamais que du pain, c’est une habitude d’enfance ; et si tu n’es pas plus difficile que moi, nous avons là ce qu’il nous faut. »
Le bûcheron prétendit que les émotions de la soirée lui avaient ôté l’appétit ; Georgette était malade, c’était un bon prétexte. L’homme au manteau parut les croire pour ne pas augmenter leur embarras, car le morceau de pain était trop petit pour trois. Il se mit à table comme pour faire honneur à un repas somptueux. Mais plus d’une fois, sans paraître le remarquer, il vit les yeux du bonhomme suivre une à une toutes les bouchées depuis le moment où elles se détachaient de la miche, jusqu’à celui où elles disparaissaient dans la bouche du convive affamé.
Quand l’étranger eut fini, il interrogea le vieillard et lui demanda quels étaient ses moyens d’existence. Le pauvre homme se plaignit amèrement du sort, qui lui donnait à peine de quoi vivre, et qui laissait Georgette, si belle et si bonne, enfouie dans une misérable cabane, quand elle était digne de briller au grand jour, entourée d’honneurs, adorée d’un époux riche et puissant. « Mais le ciel se rit de mes prières, ajouta-t-il en forme de péroraison.
- Ingrat ! dit sévèrement l’étranger, tu oublies déjà que tu dois à la prière le salut de ta fille ; car en passant sur la route, si je n’avais pas vu ton ombre à genoux, je ne serais pas entré, et qui sait ? Georgette aurait pu succomber faute de secours !
- C’est vrai, je suis injuste ; mais pardonnez-moi, car je souffre. Déjà mes cheveux ont blanchi ; je mourrai sans avoir réalisé mes plus chères espérances.
- Si tes désirs sont extravagants, aucune puissance, sur la terre ni dans le ciel, ne voudra les exaucer. Ta fille, pour que tu rêves un prince, est peut-être plus modeste. »
Ici Georgette baissa les yeux et rougit. L’étranger vit qu’il avait touché juste.
« Allons, du courage, dit-il au bûcheron. Suis le chemin que la Providence t’a tracé, et ne désespère jamais. Les braves gens ont leur tour ; le tien viendra. Chaque état nourrit son homme ; tu es bûcheron, tu es chasseur, le gibier ne manque pas dans la forêt.
- C’est vrai, mais la poudre manque au logis.
- Ah ! c’est différent », dit l’étranger.
Et il chercha sa bourse. Puis, se ravisant, il ajouta : « Eh bien ! lève-toi au point du jour ; prends un sac, tu viendras avec moi. Tu m’as donné ton souper ce soir, je te donnerai du gibier demain. »
La conversation en resta là.
Le bûcheron offrit son lit à l’étranger, qui le refusa et qui s’installa sur une chaise auprès du feu, assurant qu’il savait dormir sans couchette. Le vieillard, après avoir inutilement insisté, comprit qu’il fallait obéir.
Tandis que Georgette se retirait dans sa chambre, il monta à l’étage supérieur. Une demi-heure après, le plus profond silence régnait dans la cabane.
(A suivre…)
Article rédigé par Laurent Bastard, merci