Centre de Recherche sur la Canne et le Bâton
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« SULTANE », LA CANNE DE FLORIMOND, TAMBOUR-MAJOR (2)

Voici la suite des aventures de la canne du tambour-major Florimond, telle qu’elle est rapportée sous la plume d’Antoine CAMUS, dans l’Illustration (1867).

« Des Pyramides, la canne de Florimond a franchi la mer et est venue à Arcole se couvrir d’une gloire immortelle et gagner le plus riche fleuron de sa couronne. Quoique M. Thiers soit cruellement muet sur le rôle important que Sultane joua dans cette journée, notre tambour-major, qui aime la vérité comme son bonnet à poils, prétend que le général Bonaparte, au lieu du classique drapeau que tu connais, tenait à la main droite, en guise d’épée, la canne de Florimond, et que ce fut grâce à des moulinets furieux et décisifs, qu’il fit reculer les batteries autrichiennes. (…) Malheureusement, soit que la joie et l’orgueil eussent étouffé Florimond, soit qu’un boulet ennemi l’eût, comme Turenne, enseveli dans le triomphe… de Sultane, il ne vint pas la réclamer à celui qui, pour la deuxième fois, l’avait illustrée de sa mémorable étreinte. Obéissant sans doute à l’inspiration spontanée de sa reconnaissance, le jeune vainqueur voulut épargner « les horreurs du veuvage » à Sultane ; aussi, le soir venu, après l’appel (…) il la donna, de sa propre main, à un vieux grenadier d’une taille superbe, d’un courage léonin, et décoré de trois chevrons… sans compter les balafres.
- J’aimerais mieux mon fusil, eut l’audace d’observer en grommelant cet heureux malgré lui.
- Je ne te demande pas ton avis, riposta brusquement Bonaparte ; puis, après un moment de silence :  » – Sers-t-en comme moi, et tu auras de mes nouvelles. »

D’après maître Lehardy (…), la froideur et le dépit du récalcitrant ne purent résister aux séductions et à la jolie tournure de Sultane. Il passa, presque sans transition, de l’indifférence à l’amour. Et quel amour, juste ciel ! un culte, une idolâtrie, un fétichisme. Il lui tournait des madrigaux, l’embrassait sur le front, l’appelait « ma reine, mon coeur, ma bien-aimée » (…) il l’entretenait de ses petites affaires, du mauvais état de son habit et des brèches de son sabre, comme si elle eût été une personne vivante, et non une chose inanimée.
Inanimée ! qu’ai-je dit là ? Quel blasphème ! si notre tambour-major m’entendais, je serais perdu. Lui, affirme bravement que Sultane porte une âme enfermée dans sa pomme, et même une âme héroïque, une âme de première classe.

On peut, sans témérité, penser que l’amoureux successeur de Florimond fut un roi fainéant, car jusqu’à Wagram, où il disparut on ne sait comment, Sultane ne fit point parler d’elle. Cependant, la chronique déclare, et je ne le conteste pas, que, ramassée sur le champ de bataille par un caporal autrichien, elle fut aussitôt reprise à coups de baïonnette par un sapeur français qui l’épousa en troisièmes noces avec une impardonnable légéreté de coeur, puisqu’il se vit forcé, par ce caprice, de répudier la hache, sa première femme. (…)

Or donc, le sapeur Fulgence-Honoré-Polycarpe Bastaillard était un fier homme, allez ! Doux comme un agneau, fort comme un taureau et brave comme Murat, comme Ney ou comme moi, à votre choix. Entre ses mains, Sultane ne chôma point, je vous le promets ; elle a tué plus de Russes que n’en pourrait porter un navire à trois ponts, et assommé plus de Prussiens qu’il n’en tiendrait dans l’enceinte du Champ-de-Mars. Avec lui, elle a été à Vienne, à Ratisbonne, à Moscou, sur les rives du Rhin et sur les bords de la Vistule ; avec lui, elle a pris part à toutes les campagnes de l’Empire, assisté aux combats les plus acharnés, partagé les plus glorieux triomphes.

Tous les régiments l’enviaient, tous les tambours-majors la convoitaient, et même un prince étranger, mû par un vil sentiment de jalousie, offrit des monceaux d’or à Bastaillard pour lui arracher sa Sultane. Mais celui-ci ne répondit que par un refus à cet Artaxercès tentateur. (…) Bastaillard mourut à Waterloo. A sa dernière heure, il remit sa canne au colonel de son régiment en lui disant d’une voix attendrie : « Je meurs avec le regret de n’avoir point assez fait pour sa gloire. »

Sous Louis XVIII et sous Charles X, l’illustre, la véritable canne de Florimond fut condamnée au repos, à l’obscurité. Elle passa à des collègues indignes de ce nom et ne vit plus guère le soleil qu’aux processions, aux messes militaires et aux parades. Mais aux jours d’abattement succédèrent des jours de splendeur : je m’engageai et le vent tourna. Au bras de Florimond, Sultane avait mesuré les Pyramides ; avec votre serviteur, elle a rôdé dans les trois provinces de l’Algérie.

Au moment où maître Lehardy allait certainement, avec l’immodestie qui le caractérisait, faire lui-même son autobiographie, le tambour qui était déjà venu le chercher, et qui paraissait être son aide de camp, vint l’informer que le colonel l’appelait à tue-tête depuis cinq minutes. Effrayé de cet avertissement, et craignant assez justement une verte réprimande, notre tambour-major s’enfuit à toutes jambes en nous criant d’un ton goguenard : La suite au prochain numéro ! (…)

Depuis, j’ai appris que les dieux, qui n’ont pas toujours les sommeils intermittents du bon Homère, ont accordé une noble fin à Sultane et à maître Lehardy. Ils sont tombés dans l’Isser, par une sombre soirée d’hiver, et ont trouvé dans le lit de la rivière débordée une tombe digne d’eux. Que la grande ombre de Florimond soit consolée… »

Quelques explications à propos de ce texte.

Arcole : ville d’Italie ; le 17 novembre 1796, Bonaparte enleva le pont d’Arcole aux Autrichiens.
Adolphe Thiers (1797-1877) : homme politique qui publia une « Histoire du Consulat et de l’Empire » en 20 tomes, de 1845 à 1862.
Wagram : en Autriche, victoire de Napoléon, le 6 juillet 1809.
Artaxercès ou Artaxerxès : nom de trois rois de Perse, aux Ve et IVe siècles avant J.-C.
Isser : rivière (oued) d’Algérie.

Article rédigé par Laurent Bastard. Merci :)

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