Autre découverte dans les dossiers documentaires de Roger Lecotté (voir les précédents articles « Comment on cultive cannes et gourdins« ), celle d’un extrait du journal « L’avenir de l’Ile-de-France » du 6 mars 1957. Signé d’André BERTHELON, cet article est intitulé : « Grâce à un artisan, Santeuil connaît une spécialité : les cannes ».
A l’époque, ce village du Vexin normand était situé dans le département de la Seine-et-Oise qui, depuis 1968, s’est trouvé redécoupé en plusieurs départements de la région parisienne. Santeuil est désormais dans le Val d’Oise.
L’article d’A. Berthelon fournit d’intéressantes informations sur la fabrication des cannes, les essences employées, les quantités produites par un unique artisan. On notera que son activité est déjà perçue en 1957 comme un métier en voie de disparition. Voici ce document :
« Il est des petites capitales régionales que l’on ignore trop souvent. Il suffit cependant d’être curieux et de savoir observer ; encore faut-il parfois être persévérant. C’est ainsi que Santeuil, agréable village du Vexin d’environ 200 habitants, recèle une spécialité peu commune : celle des cannes.
Qui s’en douterait ? Ce monopole est établi d’une façon discrète et d’autre part il est le fait d’un seul homme : M. Lallemand. Il est intéressant de constater que certaines formes d’activités artisanales subsistent encore de nos jours.
Ces arbres entiers que l’on voit couchés sur le sol, ils en ressortiront sous forme de cannes… Avouez que cela vaut bien le fameux porc de Chicago qui entre dans l’usine et en sort sous forme de multiples boîtes de conserve ! Le machinisme a du bon, à condition de ne pas l’admirer béatement et de savoir le remettre à sa juste place. L’ingéniosité et l’habileté de l’homme, nous essaierons de les valoriser en vous décrivant comment ces arbres sont transformés en cannes.
Il y a d’abord le sciage et le débitage sous forme de billes et de planches. C’est à ce moment que nous commençons à entrer dans la phase intéressante de l’opération : les planches sont débitées en grosses baguettes rectangulaires. On dirait d’énormes allumettes à l’usage d’un Gargantua ! Celles-ci sont rangées soigneusement en tas, permettant une circulation d’air qui facilite le séchage. En effet, le bois doit être très sec, c’est une nécessité : il faut au moins un an de séchage.
M. Lallemand me montre alors le procédé du cintrage, et c’est le stade le plus spectaculaire de sa fabrication. Il ne manque pas de copeaux dans les ateliers et ils servent à allumer et chauffer le four étuve dans lequel les morceaux de bois seront mis en présence de vapeur pendant une durée de cinq minutes. Ce laps de temps a une grande importance et il doit être soigneusement respecté. Si le bois restait trop longtemps, il subirait une « cuisson », au contraire, s’il manquait quelques minutes, le bois ne serait pas assez malléable. Quand M. Lallemand juge le moment opportun, il ouvre la porte du four et saisit l’une après l’autre les grosses allumettes dont nous parlions tout à l’heure et qu’il va plier successivement à un bout comme du vulgaire caoutchouc dans un appareil approprié. Ses gestes sont précis et sûrs et cela demande une minute exactement par élément. Ce cintrage aura donné naissance à des cannes grossières qui resteront une heure dans leur moule respectif pour refroidir.
Le plus long reste à faire car pour obtenir la canne définitive il ne faut pas moins de dix-huit opérations différentes ! Tous les outils ingénieux dont se sert M. Lallemand furent conçus spécialement par son père qui était établi à Paris et fabriquait aussi des cannes.
« Voici une pièce qui date de 75 ans ! » me dit-il avec une juste fierté.
Enlevée du moule, la canne est coupée à la longueur normale : 90 cm, et si elle présente un défaut, elle est éliminée aussitôt. Ensuite, c’est l’amincissage du corps de la canne ; pour la poignée c’est plus compliqué et une râpe circulaire est utilisée pour la courbe intérieure. Le toupillage est la dernière opération de finissage.
C’est ainsi que cet artisan procède lui seul successivement à une série d’opérations qui donnent naissance à une fabrication particulièrement soignée et appréciée par ses clients des maisons parisiennes. Il confectionne une moyenne de cinquante cannes par jour avec une proportion de cannes pour hommes et pour dames. Les cannes pour dames étant naturellement plus fines. Cette égalité n’est-elle pas curieuse ? Tout cela est expédié à Paris par le train ; il ne reste plus que la couche de vernis appliquée par la suite et voilà la canne prête à servir et à soulager les ans et les douleurs.
Notons que cet artisan fabrique aussi des cannes spéciales pour mutilés, des manches pour parapluies et les tiges des raclettes pour jeux et casinos.
Le bois utilisé est surtout du charme et du sycomore. Le hêtre est beaucoup moins apprécié pour la simple raison qu’il exige davantage de vernis : son bois pompe davantage.
M. Lallemand, véritable expert en bois, me montre diverses essences rares que l’on ne voit d’habitude que sur les planches en couleurs des dictionnaires : Thuya du Maroc, érable moucheté du Canada, chêne de Macassar, bois d’Amourette que l’on appelle aussi bois serpent par suite de ses dessins qui le font ressembler à une peau de serpent.
En provenance des Indes Néerlandaises, c’est un arbre qui donne le véritable mimosa. Je vois aussi du bouleau de Norvège, d’un prix élevé également, par suite des conditions d’abattage et de transport particulièrement difficiles.
Etabli à Santeuil depuis 1920, M. Lallemand travaille à une fabrication remarquable et témoigne d’une façon brillante de qualités artisanales bien françaises. »
Article rédigé par Laurent Bastard. Merci