En 1997 Pierre GUILLON publia le manuscrit du « Voyage en France, en Allemagne, en Hollande et en Italie commencé en 1796 par Jean-Baptiste Moreau » (Editions du Panthéon). Ces Mémoires extraordinaires d’un compagnon charron du Devoir natif de l’Aube, né en 1777, mort à Troyes en 1855, renferment une multitude d’informations sur la vie aventureuse de cet homme du peuple, qui, conscient de la singularité de son parcours, décida de la rapporter par l’écrit. Ce qui nous vaut aujourd’hui de lire ce qui suit (p. 204-206).
En 1818, Moreau vint travailler chez M. Sabas, patron charron à Colombes (92). Ce dernier lui raconta un épisode du temps où il était dans l’armée napoléonienne, en Italie, et l’on verra que, décidément, un simple bâton peut servir même à manger gratis dans une auberge… Enfin, pas toujours…
« Concernant M. Sabas que je connaissais depuis longtemps et à qui je rendais souvent visite, j’ai une anecdote à raconter. M. Sabas aimait rire, boire, s’amuser et faire la fête avec des amis. Au cours d’un déjeuner il me conta une de ses aventures alors qu’il était ouvrier charron dans l’artillerie.
Un jour se trouvant à Coni dans le Piémont, pendant une période de disette, il chercha le moyen de manger sans payer, car il était complétement démuni. Bien que la nourriture manquât, les auberges moyennant pas mal d’argent offraient des repas très convenables. Il choisit un bâton aussi long qu’une canne ordinaire, et dit à un de ses camarades qui comme lui avait grand-faim :
« Viens avec moi !
- Où ça ? demanda-t-il.
- A l’auberge, ajouta Sabas.
- Eh ! Quoi faire, nous n’avons pas le sou ni l’un ni l’autre !
- Tu ne vois donc pas ce bâton !
- Eh ! Que veux-tu faire avec ce bâton ?
- C’est pour suppléer à l’argent qui nous manque, nous nous restaurerons bien pour des coups de bâton !
- Ah ! Tu penses que cela va aller comme ça !
- Oui, oui, ça ira, ou si ça ne va pas nous ferons aller.
- Eh ! Comment cela ?
- Ah ! Quand nous aurons bien bu et bien mangé, nous présenterons le bâton au patron, nous tendrons notre dos afin qu’il se paye. Et s’il ne veut pas, il pourra toujours essayer de reprendre sa marchandise ! Après cela s’il ne veut pas entendre raison nous lui ferons entendre. Si nous le voyons bien disposé à recevoir le bâton pour se payer, nous aurons soin de le garder et de nous en servir nous-mêmes en le faisant jouer de sept à huit coups de maître bien appliqués sur le dos de notre hôte. Je crois qu’il devra être bien content, qu’il en aura bien assez pour le prix de son dîner.
- Ah oui ! Tu crois que cela va se jouer comme ça !
- Oui, oui cela se jouera comme ça ! Allons, viens, partons de suite.
Son camarade hésita beaucoup et finit par se décider à accompagner M. Sabas à l’auberge du Chat botté. Ils furent bien accueillis par l’aubergiste et commandèrent ce qu’il y avait de meilleur. Ils eurent un bon dîner avec dessert et arrosé de bon vin. Tout alla bien jusqu’au moment de sortir. Comme ils ne pouvaient pas quitter l’établissement sans passer devant le patron, ils durent se résoudre à utiliser leur stratagème.
Depuis un moment ils ne demandaient plus rien et restaient à table, aussi l’aubergiste trouvait le temps long. Enfin se payant de toupet, ils réclamèrent la note. M. Sabas saisit le bâton, le présenta au maître de l’auberge et offrit son dos en disant : « Pagati, pagati la ! ». Ce qui veut dire : « Paye-toi, paye-toi là ! ». L’hôte, surpris, ne dit mot et se résigna à perdre le prix de son dîner en les laissant partir sans difficultés.
A leur retour tous les camarades félicitèrent M. Sabas, car pour un coup d’essai ce fut un coup de maître. Il demanda s’il y avait des volontaires pour renouveler l’expérience, personne n’osa se présenter de peur des conséquences, pensant que ce premier essai sans incident risquait d’être sans suite. M. Sabas et son compagnon usèrent de ce stratagème à trois reprises et toujours avec succès.
A la quatrième tentative les choses tournèrent mal. Le patron appela du monde en renfort. M. Sabas fut désarmé de son bâton qui servit à l’aubergiste pour lui asséner sur le dos et la tête quelques coups bien appuyés. Cette bastonnade en règle l’obligea de rester au lit plusieurs jours. Son ami et lui décidèrent de ne plus se risquer à manger pour des coups de bâton. »
Article rédigé par Laurent Bastard, merci