Le poète régionaliste Louis MIRAULT (il ne l’était pas (1866-1938) a publié en 1931 la malicieuse fable qui suit dans son recueil « Pour les petits…et pour les grands aussi ». Elle fait écho à la campagne lancée l’année précédente par Guilly d’Herbemont en faveur de la canne blanche destinée aux aveugles (voir l’article : La canne blanche des aveugles). Mais dans cette fable, le poète nous fait comprendre que beaucoup d’autres personnes seraient bien avisées d’en tenir une car elles aussi sont des aveugles qui s’ignorent ou se voilent les yeux… On notera que le poème est rempli d’allusions à l’actualité.
LES CANNES BLANCHES OU IL Y A AVEUGLES ET AVEUGLES
Ayant sur son vieux front posé vaille que vaille
Ses lunettes d’écaille,
Assis à son bureau, d’un geste familier
Saint Pierre feuilletait le rapport journalier.
Rangés autour de lui quelques bons saints de France
Ecoutaient en silence.
- « Voyons, mes chers amis, ce qu’il est de nouveau
Pour notre vieux pays à l’ordre du Très-Haut…
Un décret de Laval : « de la caisse primaire » ;
Attendons pour comprendre une autre circulaire.
Chacun fait, espérant ses desseins triomphants,
La France des discours, ses voisins des enfants ;
Mussolini fulmine
Et Briand vaticine ;
L’enquête sur Oustric a fait grossir Mandel
Et maigrir Renaudel ;
Qui dira donc encor cette enquête inutile
Et son sujet futile ? …
Mais j’aperçois, Messieurs,
Sujet plus sérieux :
Notre Seigneur ordonne
Qu’à chaque aveugle on donne
(Sa grâce est infinie),
Pour pouvoir en tous lieux guider son pas tremblant
Une canne en bois blanc.
J’ai découvert déjà dans les stocks du Génie
Un lot de ces bâtons,
Et rappelé céans à nos anges-plantons :
Pars avec eux, Saint Roch ; prends ton bourdon, ta gourde,
Si la tâche à tes ans ne semble pas trop lourde,
Et sifflant ton vieux chien
Va, fais vite et fais bien ».
Le bon saint dit : » – D’accord ! », mais veut que l’on précise.
Mais Saint Pierre, déjà : – « Mon vieux, fais à ta guise »,
Et lui tendant la main :
- « Système D, mon cher ; bon voyage, à demain ! »
Et Saint Roch est parti, suivi de sa corvée,
Par Paris, comme il sied, commençant sa tournée.
Tout d’abord il plana sur le Palais-Bourbon,
Pour chaque député déposant un bâton ;
Puis sur le Luxembourg la cohorte se penche
Disant : « Ils priseront aussi la canne blanche,
Car tous ces gens siégeant sous ces fameux lambris
Sont aveugles souvent, hormis pour leurs nombrils ».
Il en donne aux journaux (surtout à polémiques)
Et puis à maints experts, et puis à maints critiques,
Gens aveugles parfois, sauf pour compter les sous ;
Il en donne en passant à des milliers d’époux,
Mais voit avec effroi que rien plus ne lui reste
Quand les aveugles-nés, le suppliant du geste,
Au Saint qui n’en peut mais demandent en tremblant
Leur bâton de bois blanc.
Et voici que là-haut, au pays de lumière,
Saint Roch en maugréant s’en explique à Saint Pierre :
- « Mon vieux, je n’en ai plus ; je les ai tous donnés,
Et rien que pour les sots je n’en eus pas assez… »
Mais l’autre l’arrêta : – « Saint Roch tu déraisonnes !
Pour un vieux pèlerin franchement tu m’étonnes ;
A doter tous les sots de notre bâton blanc
Dieu même est impuissant !
Allons, mon bon, retourne et change de manière :
Laisse-moi barbotter l’aveugle volontaire,
Reprends tous les bâtons à nos législateurs,
Puis aux journaux les leurs,
Car ces aveugles-là qui de nos soins ricanent
Sont gens à se gourmer, Saint Roch, avec nos cannes ».
Il dit, et ce fut fait, et rendant son bâton,
Plus d’un époux aveugle en fut content, dit-on.
Poème proposé par Laurent Bastard. Merci