Dans ses « Mémoires d’un Compagnon du Tour de France » (1859), le compagnon boulanger du Devoir Jean-Baptiste Edouard ARNAUD, Libourne le Décidé, a raconté sa vie mouvementée, souvent faite de rixes entre compagnons de sociétés qui refusaient aux boulangers le droit de se dire compagnons du Devoir. Ces épisodes se déroulent dans les années 1830-1840.
ARNAUD en a été profondément meurtri et il a toujours milité pour que cessent ces rixes insensées, animées par un fanatisme qui n’était plus conforme au « siècle du progrès ». Il a composé de nombreuses chansons appelant à la fraternité et a publié en 1859 des Mémoires dénonçant la violence qui a ensanglanté le tour de France jusqu’au début des années 1850.
Au chapitre XVII, p. 358, il raconte que vers 1843, impliqué dans une grève provoquée par les compagnons boulangers de Rochefort contre un bureau de placement, il se retrouva en prison. C’est durant ce séjour forcé qu’il rencontra deux compagnons charpentiers. Ceux-ci étaient enfermés pour avoir « attaqué et assommé un pauvre diable d’ouvrier Tisserand qui, sur la route de Saintes à Rochefort, avait eu l’innocente fantaisie de se dire « Enfant de Maître Jacques », et de porter, comme canne de voyage, un superbe Malaque à pomme d’ivoire. Cette petite gloriole, assez inoffensive, parut un si grand crime aux yeux des Enfants du Père Soubise, qu’ils fondirent sur lui et le laissèrent presque mort sur la poussière du chemin, après lui avoir arraché sa canne qu’ils emportèrent comme un trophée. »
Nous avons déjà évoqué ces faits d’armes peu glorieux qui consistaient à s’emparer de la canne d’un compagnon membre d’une société non « reconnue », dissidente ou irrégulière (voir l’article : Vol de cannes de compagnons à Avignon, en 1835). L’épisode narré par ARNAUD en est une nouvelle illustration.
Mais ce qui nous intéresse aussi dans cette histoire, c’est le nom donné à la canne du tisserand. ARNAUD parle d’un « superbe Malaque à pomme d’ivoire ».
Un Malaque, c’est en fait le terme raccourci de « jonc de Malaque », Malaque étant la forme francisée de « Malacca » ou « Malakka ». C’est la capitale de l’état côtier de Malacca, en Malaisie, d’où provenaient à l’origine les tiges de rotin qui ont servi à faire de belles cannes souples à partir du XVIIIe siècle.
Cette forme contractée est analogue à celle qui a présidé à la formation du mot « panama » pour désigner « un chapeau de Panama ».
Le mot « malaque » est toutefois rarement employé et une recherche sur le net n’en a fourni quasiment aucune occurrence.
Déjà, en 1621, Pierre d’AVITY, dans « Les Etats, empires, royaumes, seigneuries, duchés et principautés du Monde », signalait qu’au royaume de Pegu (l’Asie du sud-est), et plus précisément au royaume de Siam où « les principales villes sont Siam, Odée, Cambodge, Campaë, Sincapure, Malaque… » (…) « il croît des cannes de la grosseur d’un tonneau » (les récits de voyageurs avaient tendance à exagérer !).
Dernière remarque : ARNAUD se trompe-t-il en décrivant la canne du tisserand (dit « toilier » en Compagnonnage) comme ornée d’une pomme en ivoire ? En effet, on sait que les boulangers, les tailleurs de pierre et les plâtriers avaient (et ont encore) des cannes de ce type, mais les cannes de toiliers qui ont été retrouvées sont différentes. Elles comportent une pomme ronde ou à huit pans, en corne, seule la pastille centrale est en ivoire ou en os gravé. Il est difficile d’être affirmatif, car les usages compagnonniques ont pu évoluer et le nombre de cannes de toiliers actuellement recensées est trop réduit pour tirer des conclusions sur la matière employée pour les pommeaux.
La photographie illustrant cet article nous montre une canne de compagnon toilier au nom de « Bon Accord le Manceau », Compagnon Toilier Du Vrai Devoir », avec un compas et une navette de tisserand. Celle-là n’est pas en ivoire.
Article rédigé par Laurent Bastard, merci