Centre de Recherche sur la Canne et le Bâton
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PETIT-TRICK ET LE VOLEUR DE PARAPLUIE (1844)

On connaissait « Le voleur de bicyclette », le film de Vittorio De Sica réalisé en 1848, eh bien ! voici le voleur de parapluie ! Sujet connexe de celui de la canne, le parapluie dont il est question ici figure dans une historiette à but moral du « Musée des familles » de février 1844, signée de Paul de KOCK (1793-1871).

L’histoire est celle d’un petit Breton nommé « Petit -Trick », qui, plein d’ambition et d’illusions, monte à Paris dans le but de faire fortune. Naïf, il lui arrive plusieurs mésaventures en faisant confiance à des individus peu scrupuleux qui abusent de sa crédulité.
Il est embauché comme commis chez M. Fripard, un marchand de bric-à-brac de la rue aux Ours, avare et sévère… Laissons Paul de KOCK nous narrer l’épisode du parapluie volé :

« Le petit Trick passe huit mois dans la boutique du vieux marchand de bric-à-brac, et comme pendant tout ce temps il ne s’était pas laissé attraper une seule fois, sa confiance en lui-même était revenue, et avec elle cette vanité, cette forfanterie qui étaient son mauvais côté. Cependant le jeune apprenti ne gagnait toujours que quatre francs par mois, c’était bien peu ; mais son maître l’obligeait à être économe en ne lui permettant aucune distraction, aucun plaisir.

Un beau matin, un monsieur très bien mis entra dans la boutique du marchand de bric-à-brac, qui avait alors en étalage un parapluie fort élégant et presque neuf. L’individu examine le parapluie et en demande le prix.
- Trente-six francs, répond M. Fripard, et c’est mon dernier mot. Ce parapluie est d’un taffetas magnifique, le bois en est précieux, il a une petite pomme en écaille avec des incrustations en or. Trente-six francs, c’est pour rien.
- Qu’on le porte chez moi ; qu’on me suive, je rentre.

Comme le monsieur a déjà une canne, on trouve assez naturel qu’il ne veuille pas encore se charger d’un parapluie. D’ailleurs, on peut être fort honnête homme et n’avoir pas toujours trente-six francs dans sa poche pour payer une emplette faite ex abrupto. Le vieux Fripard donne le parapluie au petit Trick, mais il lui dit à l’oreille :
- Surtout ne lâche pas cet objet sans en avoir reçu la valeur !
Trick fait un signe de tête affirmatif ; il met le beau parapluie sous son bras, et suit le monsieur en disant :
- Vous pouvez être bien tranquille, patron, ce n’est pas moi qu’on attrapera ! Je me suis laissé donner du son une fois, c’est vrai ; mais si j’avais tenu mon sac pendant tout le voyage, cela ne serait pas arrivé.

Le beau monsieur marche assez longtemps ; enfin il s’arrête dans une rue, et, au moment d’entrer dans une maison dont la porte cochère est ouverte, il tâte ses poches et s’écrie :
- Ah ! diable ! j’ai oublié ma tabatière dans votre boutique… Oh ! bien certainement. Je l’avais en sortant ; je ne suis entré que chez vous… Je me rappelle fort bien, maintenant, que j’ai prisé ; je l’aurai laissée sur un comptoir. Je tiens beaucoup à ma tabatière, sur laquelle se trouve un fixé de Téniers, qui me vient d’une tante qui m’a servi de mère. Jeune homme, donnez-moi ce parapluie, et veuillez aller me chercher ma tabatière.
Trick devient rouge jusqu’aux oreilles, et il serre encore plus fortement le parapluie sous son bras, car il se rappelle la recommandation de son bourgeois.
Le beau monsieur sourit, et reprend d’un air tout gracieux :
- Je devine la cause de votre embarras, jeune homme ; vous craignez de me laisser le parapluie sans être payé. Je ne me formalise pas de cette crainte ; à Paris il y a tant de fripons, que l’on fait bien de se tenir en garde, surtout quand on est dans le commerce. Tenez, mon jeune ami, voici deux pièces de vingt francs, c’est un peu plus que je ne vous dois, mais rapportez-moi ma tabatière, et les quatre francs qui resteront seront pour vous. Voilà ma demeure… Vous demanderez M. Breloque ; allez, dépêchez-vous, vous me ferez plaisir.

Petit-Trick s’empresse de donner le parapluie. Il prend les deux pièces qu’on lui présente, et se met à courir, enchanté de gagner en un jour ce qu’il ne gagne ordinairement qu’en un mois, et se promettant déjà de bien se divertir le dimanche suivant avec ses quatre francs.
Il arrive tout joyeux chez son patron, et se met sur-le-champ à fureter dans la boutique en disant :
- Où est la tabatière de ce monsieur ?… Il l’a laissée ici…, il en est sûr… Vous devez avoir trouvé sa tabatière, il y a dessus un petit « attaché » de Téniers ?
- Je n’ai rien trouvé, s’écrie le vieux Fripard, mais toi, imbécile, tu n’as plus le parapluie ?… Est-ce que, malgré ma défense, tu aurais livré un objet de trente-six francs sans être payé ?… Ah ! si tu as fait ce coup-là, je te chasse !
- N’ayez donc pas peur, bourgeois, je ne suis pas un niais, moi ! Tenez, voilà quarante francs en deux pièces d’or que ce monsieur m’a données pour vous payer, et le reste sera pour moi, si je lui rapporte sa tabatière ; sapristi, je voudrais bien la retrouver pourtant !

Et Trick se met à quatre pattes pour chercher dans tous les coins de la boutique. Cependant le marchand a pris les deux pièces qu’on lui donne en payement ; leur poids lui semble déjà suspect. Il les examine attentivement, les frotte avec ses doigts, pousse un cri de colère et allonge un coup de pied dans le bas du dos de son commis, qui s’obstine à vouloir trouver la tabatière sous les comptoirs.
- Tiens ! petit drôle ! s’écrie le vieux Fripard, le voilà ton pour-boire ! Ce sont deux pièces de vingt sous dorées, et même mal dorées, que tu m’apportes. Je suis volé !

Trick reste stupéfait ; mais bientôt il sort de la boutique en courant ; il se rappelle dans quelle rue, dans quelle maison il a laissé le beau monsieur ; il arrive, reconnaît la porte cochère, entre, et demande au portier :
- Monsieur Breloque ?
Le portier lui répond : Il n’y a jamais eu de Breloques dans la maison.
Trick donne le signalement du monsieur et du parapluie. On ne sait pas ce qu’il veut dire. Le pauvre garçon revient en pleurant chez le vieux Fripard, qui lui dit :
- Tu avais trente-six francs à me remettre pour l’objet vendu, tu m’en as donné deux, reste à trente-quatre. Tu as déjà gagné trente-deux francs chez moi, tu vas me les remettre et t’en aller ; c’est quarante sous que je perds, mais j’aime mieux supporter ce petit déficit que de te garder chez moi plus longtemps.
Trick donne ses épargnes, et quitte le marchand de bric-à-brac en se demandant ce qu’il va faire. »

Le jeune Breton va connaître de nouvelles mésaventures au cours de son séjour parisien. Abusé par des escrocs habiles, il ne gagnera rien à rester dans la capitale et rentrera au pays, honteux et guéri de ses ambitions. Il aura au moins appris quelque chose.
Cette morale est en fait très conservatrice. Elle invite les provinciaux à accepter leur condition là où ils sont, en présentant la capitale comme le repère de tous les vices, la ville corruptrice de l’innocence.

La gravure est celle qui illustre la nouvelle, p. 132.

Article rédigé par Laurent Bastard, merci :)

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