George SAND (1804-1876) s’est beaucoup intéressée au Compagnonnage après la publication par Agricol PERDIGUIER, en 1839, du « Livre du Compagnonnage ». Elle s’est documentée auprès de lui et s’est inspirée de sa personnalité pour mettre en scène Pierre Huguenin, dit « Villepreux l’Ami du Trait », un compagnon menuisier pacifique, dans son roman « Le Compagnon du Tour de France » (1840).
Un passage concerne ce site : c’est celui où se produit à Blois une rixe terrible entre menuisiers Gavots (ou du Devoir de Liberté) et compagnons charpentiers du Devoir (Bons Drilles, ou Drilles). A la suite d’une provocation, les charpentiers s’assemblent devant le siège des Gavots, une auberge tenue par « la Mère », appelée la Savinienne. Les cannes vont entrer en action…
« Des coups violents ébranlèrent la porte de l’auberge. – Qui peut donc s’annoncer aussi brutalement ? dit le Dignitaire en se levant. Ce ne peut être un de nos frères. (…) – Eh bien ! ouvrons toujours, s’écrièrent les compagnons ; si ce sont des ennemis, ils trouveront à qui parler.
- Un instant ! dit le Dignitaire ; courons prendre nos cannes pour les recevoir ; on ne sait ce qui peut arriver.
Les coups cessèrent d’ébranler la porte ; mais des voix menaçantes s’élevèrent dehors. Elles chantaient un verset de la sauvage chanson du seizième siècle :
Tous ces Gavots infâmes
Iront dans les enfers
Brûler dedans les flammes
Comme des Lucifers
Les compagnons s’étaient levés en tumulte. Quelques-uns voulaient défendre la porte, qu’on cherchait de nouveau à enfoncer, tandis que d’autres rassemblaient les armes. Mais avant qu’on eût eu le temps de se reconnaître, une fenêtre fut brisée, la porte vola en éclat, et les charpentiers se précipitèrent dans la salle avec des cris affreux.
Il y eut alors une scène de fureur et de confusion impossible à retracer. Chacun s’armait de ce qui lui tombait sous la main. Aux terribles cannes ferrées des Dévorants et aux sabres des soldats de la garnison, dont plusieurs s’étaient laissé attirer dans les rangs des Drilles à la suite d’une orgie, les Gavots opposèrent des tronçons de bouteilles dont ils frappaient les assaillants au visage, des tables sous lesquelles ils les renversaient, des broches dont ils se servaient comme de lances, et dont l’un des plus vigoureux colla son adversaire à la muraille. Leur défense était légitime ; elle fut opiniâtre et meurtrière.
Pierre Huguenin s’était d’abord jeté entre les combattants, espérant faire entendre sa voix et empêcher le carnage. Mais il fut repoussé violemment, et dut bientôt songer à défendre sa vie et celles de ses frères. La Savinienne s’élança sur l’escalier de sa chambre, et la gravit avec la force et la rapidité d’une panthère, emportant ses deux enfants dans ses bras. Elle les poussa dans le grenier, leur montrant avec énergie un dégagement par lequel ils pouvaient fuir vers la grange et se mettre en sûreté. Puis elle revint, et, pleine d’indignation, de courage et de désespoir, elle redescendit l’escalier et se jeta dans la mêlée, croyant que la vue d’une femme désarmerait la fureur des assaillants. Mais ils ne voyaient plus rien et frappaient au hasard. Elle reçut un coup qui, sans doute, ne lui était pas destiné, et tomba ensanglantée dans les bras du Corinthien.
Jusque-là ce jeune homme, consterné, s’était battu mollement. C’était la première fois qu’il prenait part à ces horribles drames, et il en ressentait un tel dégoût qu’il semblait chercher à se faire tuer plus qu’à se défendre. Quand il vit la Savinienne blessée, il devint furieux ; et, comme le jeune Renaud du Tasse, il fit voir que, s’il avait la beauté d’une femme, il avait la force et l’intrépidité d’un héros. L’insensé qui avait répandu quelques gouttes du précieux sang de la Mère le paya de tout le sien. Il tomba la figure fendue et la tête fracassée, pour ne jamais se relever. »
Cette terrible scène n’est pas imaginaire. Certes, la romancière la relate avec son style, mais les rapports de police de l’époque rapportent des combats semblables, ni plus ni moins… Il faudra attendre la fin des années 1850 pour que le tour de France ne soit plus ce « champ de carnage » que déplorait Perdiguier.
La gravure illustre la scène rapportée ci-dessus et figure dans « Le Compagnon du Tour de France », édition Hetzel de 1853, p. 48.
Article rédigé par Laurent Bastard, merci