Dans « La Vie à Paris, chroniques du Figaro » (1858), p. 25-27, Auguste VILLEMOT a plaisamment décrit les curiosités d’un marchand de cannes et de parapluies établi passage des Panoramas, dans le IIe arrondissement.
Après avoir évoqué les modèles anciens de parapluies que ce commerçant exposait, Villemot raconte une anecdote liée à ce qui lui servait d’enseigne : un « jonc phénomène »…
« Le marchand de cannes, collectionneur de parapluies historiques, avait pour enseigne, il y a une quinzaine d’années : « Au jonc phénomène ». Dans un étui de velours, on voyait, en effet, un très beau jonc tigré de six pieds de haut, coté à 3,000 francs. Un jour, deux amateurs, après un dîner trop fantaisiste, entrèrent chez le marchand de cannes, et s’informèrent avec anxiété si le jonc phénomène ne consentirait pas à une réduction.
« Peut-être, en effet, pourrait-on s’arranger, dit le marchand. Voyons vos offres, messieurs. »
Les deux amateurs se consultèrent à voix basse, et l’un d’eux finit par formuler en ces termes le résultat de la délibération : « Monsieur, votre jonc n’est pas une canne, c’est un objet d’art. La valeur en est arbitraire et relative aux ressources de l’acheteur. Nous ne pouvons en donner que quarante sous. Mais vous seriez payé comptant, demain, avant midi, par les mains de notre intendant. »
Le marchand, un peu blessé, répondit par un sourire dédaigneux en replaçant avec amour le jonc phénomène dans son étui.
Les deux chalands s’éloignèrent, puis revinrent : « Monsieur, dit l’un d’eux, nous ne tenons pas à posséder le jonc phénomène dans toute sa longueur et sa majesté. Un prince ou un nabab pourrait seul se permettre un pareil luxe ; consentiriez-vous à le détailler ?
- Qu’appellez-vous le détailler ? dit le marchand de plus en plus dédaigneux.
- En donneriez-vous pour cent sous ?
- Par exemple ! répliqua le marchand, n’allez-vous pas demander si on voudrait vous donner pour trente sous du Régent ou du Sancy ? »
On ne put s’entendre, et le jonc phénomène continua pendant quelques années à figurer à l’étalage. Il a disparu, et je me réveille fréquemment la nuit pour me demander ce qu’il est devenu. »
Quelques remarques. Pourquoi s’agissait-il d’un jonc « phénomène ? Parce qu’il est très rare que le jonc de Malacca produise des jets sans noeuds et puisse fournir de quoi fabriquer une canne sans que l’on soit obligé de faire disparaître le noeud qui ne manque pas d’exister sur sa longueur. Or, un jonc uni de près d’ 1,80 m (6 pieds) est vraiment phénoménal.
Le Régent et le Sancy sont deux diamants qui font partie des joyaux de la couronne de France.
Enfin, il faut signaler que le marchand de cannes du passage des Panoramas se nommait FARGE et que vers 1860 ce fut un nommé LAVAISSIERE ou LAVESSIERE qui lui succéda.
Cette maison a fait fabriquer des jetons commerciaux en laiton qui sont recherchés des collectionneurs numismates. Le 15 décembre 2011, une vente aux enchères, dont les experts étaient Odile et Jean-Paul Pinon, à Tours, a permis de découvrir le jeton ainsi décrit sous le numéro 495 : « Jeton publicitaire CANNES ET PARAPLUIES. Laiton 22 mm. Faisceau de parapluies et cannes surmonté par une ombrelle ouverte, légende circulaire : « CANNES PARAPLUIES OMBRELLES PARIS » (signé AUMOITTE graveur). Revers : « AU JONC PHENOMENE GALERIE FEYDEAU, 6e. FARGE FABRICANT Passage des PANORAMAS ».
Le jeton de son successeur est visible sur le site www.jetons-monnaies.net, en rubrique « jetons divers ». De même matière, diamètre et textes que le précédent, il comporte seulement un changement de nom : LAVAISSIERE suc.r DE FARGE. (l’image de ce jeton provient du site).
Enfin, le site Gallica de la BnF permet de découvrir une publicité de Lavessière, « Au Jonc phénomène, fournisseur de S. M. l’Empereur » en page 38 du livret intitulé : « Paris à l’oeil ; guide pratique et illustré de l’étranger à Paris, distribué gratis dans les principaux hôtels de la France et de l’étranger » (1862). On notera que l’orthographe du nom du fabricant n’est pas la même sur cette publicité et sur le jeton.
Article rédigé par Laurent Bastard. Merci