En explorant les ressources de Google livres, nous sommes tombés sur un long article signé « G. » consacré à la canne et au « grand bâton ou bâton à deux mains ». Il a été publié dans l’hebdomadaire « La Vie parisienne », consacré aux « moeurs élégantes, choses du jour, fantaisies, voyages, théâtres, musique ». Plusieurs numéros évoquent les « exercices du corps » (natation, tir au pistolet, leçon de duel, boxe, équitation) et celui du 7 octobre 1865 est consacré à la canne.
Compte tenu de sa longueur, nous l’avons scindé en trois articles. On y découvrira que le jeu de canne était considéré comme l’un des meilleurs pour conserver sa bonne forme physique et développer muscles et souffle, et l’on appréciera toutes les observations sur la psychologie des bâtonistes. A savourer sans modération, passée la première partie sur la gymnastique, qui nous fait entrer un peu trop lentement dans le vif du sujet.
» EXERCICES DU CORPS. – V. LA CANNE.
Moins hygiénique pour le corps tout entier que ne l’est la boxe, la canne me paraît avoir des qualités orthopédiques puissantes que les docteurs ont tort de ne pas utiliser plus généralement. Il n’est pas un bossu qui ne fût aux anges de réduire sa bosse en s’amusant. Il est vrai qu’il y aurait peut-être une difficulté insurmontable, ce serait de persuader d’abord au bossu qu’il a une bosse.
J’ai connu à la salle un homme fort distingué dont vous savez trop bien le nom pour que je le respecte ici. Ce monsieur, en remettant sa chemise, avait l’habitude de rester un instant devant vous la poitrine découverte et de s’exprimer en ces termes : – Monsieur, vous voyez ma poitrine, disait-il en s’appliquant un coup de poing sonore sur les pectoraux. Tout naturellement, on inclinait la tête avec un sourire, ce qui voulait clairement dire : Il est bien certain, mon cher monsieur, que vous avez là un coffre magnifique.
- Eh bien, monsieur, poursuivait l’homme au coffre, lorsque j’arrivai ici pour la première fois, il y a de cela une dizaine d’années, mon thorax ressemblait à celui d’un poulet. Le berceau de mes côtes ne formait plus un plein ceintre, mais décrivait une véritable ogive ; mes épaules étaient extrêmement étroites ; j’avais l’air d’un homme qui a été renfermé trop longtemps dans un étui à lunettes… Tranchons le mot : j’étais difforme !
Il s’arrêtait un instant… Voilà qui est particulier, disait-on : c’est à n’y pas croire.
- J’étais difforme… Eh bien, j’ai fait de la canne des deux mains et me voilà. Tâtez mes bras.
- Je vous crois parfaitement… : il est certain que vous paraissez solide… oh, les exercices du corps…
- Mais non, tâtez mes bras, ici, tenez, c’est du bois.
- Oh ! prodigieux de dureté ! quel résultat ! voyez ce que produit l’exer…
- Et là, tenez, tâtez aussi… touchez du doigt… Oh ! enfoncez, vous ne me ferez pas mal…
Et pour donner une sanction à ses paroles, il se détachait un second coup de poing dans la poitrine. On entendait : boum, boum ! comme dans les caves du Panthéon lorsque le gardien arrivé au tombeau de cet affreux Voltaire, frappait sur sa redingote pour vous faire jouir de l’écho.
Il n’est pas moins vrai que ce beau monsieur avait parfaitement raison et que, par un exercice régulier, il en était arrivé à se modifier complétement… : d’un poulet, il avait fait un homme, et un homme de belle apparence, je puis vous l’assurer.
La gymnastique est assurément très bonne pour la santé, mais est horriblement ennuyeuse. Passé un certain âge, les trois quarts des exercices sont devenus impossibles, et vous en êtes réduits à soulever éternellement les gros poids que vous savez. C’est hyginénique mais mortel. J’ai voulu, il n’y a pas fort longtemps, rappeler mes souvenirs et faire le trapèze ; c’est pourtant assez simple, et j’ai la prétention encore justifiée d’être encore en pleine jeunesse. Eh bien ! à peine me suis-je trouvé la tête en bas et les pieds en l’air que la pensée d’une apoplexie foudroyante s’est emparée de moi. Ma tête allait éclater, il se faisait dans mon cerveau un vacarme horrible. A peine sur pieds, j’ai demandé un verre d’eau et j’ai juré mes grands dieux que je ne toucherai plus au trapèze avant d’avoir fait mon testament.
Comme je le disais tout à l’heure, quand on est chef de famille, on en est réduit aux poids. – Allons, messieurs : un pas en avant… – une, deux, trois… -bien… – un pas en arrière… une, deux, trois… – Pas mal. – Allons, messieurs… C’est acheter la sueur, cette rosée du corps, beaucoup trop cher vraiment, et, d’ailleurs, vous acquérez la force mais non la souplesse. Pour arriver à exercer tous vos membres à la fois, vous êtes obligé de passer dans vingt appareils différents : ici des poulies, là des crochets, des crampons… C’est la maison de santé orthopédique dans toute sa laideur.
Vous n’avez là aucune aucune finesse de tact à développer, aucune rivalité qui vous stimule ; votre amour-propre n’est point en jeu, la perspective de faire des progrès et d’acquérir un talent n’est point là pour vous donner courage. Passé trente ans, je ne fais aucune différence entre faire de la gymnastique ou casser des pierres sur une route. On y gagne la santé du corps, mais on y perd celle de l’esprit ; on y fortifie ses muscles, mais on y attrape une maladie noire. »
A SUIVRE avec « Le grand bâton ou bâton à deux mains »…
Article proposé par Laurent Bastard. Merci
Note : il est étrange de voir que cet extrait semble toujours actuel…