Il se trouve dans la littérature du XIXe siècle de petits bijoux en ce qui concerne l’art de la canne et du bâton. Tel est le roman de Paul FEVAL (1817-1887) intitulé « La Fabrique de mariages » , qui fut publié en 1865. (Texte intégral sur Google.livres).
L’un des principaux personnages de ce roman est « Jean-François Waterlot, dit Barbedor, maître après Dieu du château de la Savate ». Sa description au physique comme au moral, celle de sa salle d’armes et de son cabaret, et enfin d’un assaut de canne sont pittoresques et nous restituent l’atmosphère de ces salles publiques où toutes sortes de gens venaient assister à des combats de boxe, de savate, de canne et de lutte. On notera maints détails, des personnages authentiques (Leboucher, notamment), un vocabulaire technique, des observations amusantes. L’action se déroule en 1836.
Voici d’abord le physique de Barbedor, qui est un ancien soldat :
« Barbedor était un très gros homme, mangeant et buvant abondamment. Il passait les trois quarts et demi de sa vie assis sous un tilleul malade qui était au devant de sa porte. Une table ronde, dont le pied se fichait dans le sol, supportait sa pipe, sa blague et son pot de bière. Du matin au soir, il vidait la cruche bien des fois ; sa pipe n’avait jamais le temps de refroidir.
A voir, sous sa veste de marchand de vin, cette masse de chair obèse et déformée, vous eussiez certes pensé que les jours de force et d’adresse étaient passés pour Jean-François Waterlot, dit Barbedor. Son aspect excluait toute idée d’agilité.
Bien qu’il approchât de la soixantaine, Barbedor retrouvait au besoin ses muscles sous sa graisse. Il boxait comme un ange et battait le fameux Lazarus à plate couture. Il était agile à la manière de l’ours ; c’était burlesque à voir, mais terrible. Au bâton à deux mains il éclipsait Leboucher de Rouen et tenait tête à Tricart, le boiteux, qui est le Roland des paladins de la Trique. Les maîtres du sabre et de la canne avaient peur de lui.
La moralité de Barbedor ne passait pas pour être aussi robuste que sa constitution physique ; néanmoins il n’avait jamais eu de démêlés sérieux avec la justice. La préfecture tolérait son établissement, et il méritait cette faveur par son extrême prudence. Jamais aucune rixe n’avait lieu au château de la Savate ; dès que le diapason des voix s’élevait dans la salle basse qui servait de cabaret, Barbedor jetait tout le monde dehors et fermait boutique. »
Paul Féval nous apprend ensuite que Barbedor était un membre des « Forts-et-Adroits ». Qu’était cette association ?
« Barbedor était membre de la société des Forts-et-Adroits. Les Forts-et-Adroits sont des citoyens honorablement musclés, qui font argent de leur vigueur et travaillent en public. Ils s’intitulent volontiers « artistes ». ils n’ont pas moins de droits à cette glorification que les vétérinaires et les gens qui remplissent au théâtre les rôles importants de vague, de canon ou de chaise de poste dans les coulisses. Les Forts-et-Adroits peuvent, du reste, pratiquer un état manuel ou autre comme tout le monde ; mais dès qu’il s’agit de travailler pour tout de bon, ils mettent généralement de côté leur adresse : ce sont les paresseux par excellence.
A Paris, ce sont eux presque toujours, ces artistes, qui continuent dans le ruisseau le rôle grotesquement travesti des chevaliers errants d’autrefois. Ils protègent et se battent. Ceci n’a pas lieu gratis. (…) Les Forts-et-Adroits s’appellent aussi Bons-Hommes quand ils se bornent à pratiquer la lutte ou la gymnastique. A part les lutteurs de profession, la société des Forts-et-Adroits compte d’innombrables adeptes. C’est une véritable franc-maçonnerie qui comprend les boxeurs anglais natifs de Basse-Bretagne, les professeurs d’ « adresse française », les héros de la canne, du fleuret, du bâton, pointe, contre-pointe, et même la danse de salons.
Il y a une chose faite pour étonner profondément les esprits simples comme le vôtre ou le mien. Les Forts-et-Adroits, d’après leurs statuts, se doivent mutuellement secours et assistance dans toute bagarre. Contre qui, bon Dieu ? contre les maladroits et les faibles ? …
Le château de la Savate, domaine de Jean-François Waterlot, dit Barbedor, avait emprunté son nom à un genre de force et d’adresse bien connu sous le règne de Louis-Philippe. On appelait alors « savate » ce qui se dit maintenant plus poliment « chausson » : c’est l’art de prodiguer au prochain des coups de pieds dans la figure, – ou « boxe française ».
Voici maintenant la description de son établissement :
« L’enseigne représentait deux hommes demi-nus, dont l’un lançait un coup de pied à l’oreille de l’autre, étalait en outre huit belles majuscules richement rechampies qui formaient le nom de Barbedor.(…) En franchissant la porte du château, on entrait dans le cabaret. Une cloison mobile séparait de la salle cette pièce qui servait de parterre les jours d’assaut. La salle était une manière de grange, soutenue par des piliers de bois peints en jaune. Elle était tout entourée de trophées composés d’armes d’assaut, de duel et de guerre, depuis le briquet du fantassin jusqu’à la latte hautaine du cuirassier, en passant par les fleurets, épées, bâtons, bancales, etc. Les gants fourrés, les masques et les plastrons complétaient le coup d’oeil. Entre les trophées se voyaient bon nombre de ces estampes si pleines de caractère qui servent de diplômes aux forts-et-adroits. »
Et enfin, Paul Féval nous fait assister à une série de combats et évoque l’atmosphère de la salle, enfumée par les pipes et les cigares, chargée d’odeurs, où se mêlaient les senteurs fortes du cuir des bottes, l’ail des Provençaux, le caoutchouc, la pommade, l’eau de Cologne et surtout la sueur. Un orchestre met de l’ambiance. « Ce sont les assaisonnements nécessaires de la lutte, du bâton, du chausson et de la canne. Sans ces condiments appropriés, les dandies, les artistes, les bourgeois, les demoiselles, les gamins et les militaires, ne trouveraient nul charme à ce spectacle. »
Après un combat de boxe, on passe à un assaut de canne. Barbedor présente les artistes :
« M. Faydenier, déclame Barbedor, contre M. Mélussart, pour un assaut de canne ! La société est priée d’y donner toute son attention, M. Mélissart, venant de Bruxelles, où il a récolté une riche moisson de succès, et M. Faydenier ayant eu l’avantage de se donner en spectacle à Son Altesse Royale le fils aîné de l’empereur de Russie.
- Altesse Impériale, rectifia un rapin.
- Royale ou Impériale, vous, là-bas, la chemise de l’été passé, riposta Waterlot, c’est inférieur, vu que c’est tous deux des hommes de talent, distingués dans leur partie. Pas de musique, vu l’heure avancée !
Que dire d’une assemblée qui n’eût pas applaudi à ces généreuses paroles ?
L’absence de musique fut surtout appréciée.
M. Faydenier et M. Mélussart entrèrent en scène d’un air noble. Ils avaient tous deux cette belle tenue des hommes de l’art qui ont longtemps manié « la trique », pour employer l’expression un peu familière du métier. Ils se campèrent sur leurs jarrets, une main à la hanche, et prirent tous deux la garde de quarte pour se saluer.
Le salut de la canne est long. Les gens qui s’y connaissent le savourent comme un dilettante déguste une sonate de Beethoven.
Puis les masques furent mis, et nos deux champions tombèrent en garde de tierce. L’air coupé siffla. Les deux cannes, frappées tour à tour, résonnèrent. Le sol trembla sous les appels. Têtebleu ! M. Faydenier eut le flanc sanglé par un coup franc qui lui ôta la respiration ; mais M. Mélussart reçut un plein coup de tête, suivi à court intervalle d’un coup de fouet qui lui trancha la cuisse.
Mais trève aux comparses. Le souverain public est las de s’amuser aux bagatelles. Il a prononcé son arrêt : – Une belle en trois coups ! »
On passe ensuite à la lutte…
Article rédigé par Laurent Bastard. Merci