Le grand naturaliste genevois Horace Bénédict de Saussure (1740-1799), qui le premier fit l’ascension du Mont Blanc, a rapporté dans ses oeuvres une curieuse observation qu’il dénomme le « chant des bâtons ». Les extraits qui suivent figurent dans le magazine « La Science pour tous » du 26 mars 1870, p. 134-135.
« Le 22 juin 1765, partant de Saint-Moritz, je fis l’ascension du pic Surley, montagne granitique dont le sommet plus ou moins conique s’élève à l’altitude de 2300 mètres. (…) Vers une heure du soir, nous fûmes assaillis par un grésil fin, clairsemé, en même temps que des giboulées analogues enveloppaient la plupart des aiguilles rocheuses, tel que le pic Ot, pic Julier, pic Languard, et les cimes neigeuses de la Bermina, tandis qu’une forte averse de pluie fondait sur la vallée de Saint-Moritz.
Le froid augmentait, et à une heure trente minutes du soir, arrivés au sommet du pic Surley, la chute du grésil devenant plus abondante, nous nous disposâmes à prendre notre repas près d’une pyramide de pierres sèches qui en couronne la cime. Appuyant alors ma canne contre cette construction, j’éprouvai dans le dos, à l’épaule gauche, une douleur fort vive, comme celle que produirait une épingle enfoncée lentement dans les chairs, et en y portant la main, sans rien trouver, une piqûre analogue se fit sentir dans l’épaule droite.
Supposant alors que mon pardessus de toile contenait des épingles, je le jetai ; mais loin de me trouver soulagé, les douleurs augmentèrent, envahissant tout le dos d’une épaule à l’autre, et elles étaient accompagnées de chatouillements, d’élancements douloureux, comme ceux qu’aurait pu produire une guêpe ou tout autre insecte se promenant dans mes vêtements (…) Sans y réfléchir davantage, je me figurai que ma chemise de laine avait pris feu, et j’allai me déshabiller complétement, lorsque notre attention fut attirée par un bruit qui rappelait les tribulations des bourdons. C’étaient nos bâtons qui chantaient avec force en produisant un bruissement analogue à celui d’une bouilloire dont l’eau est sur le point d’entrer en ébullition ; tout cela peut avoir duré environ quatre minutes.
Dès ce moment, je compris que mes sensations douloureuses provenaient d’un écoulement électrique très intense qui s’effectuait par le sommet de la montagne. Quelques expériences improvisées sur nos bâtons ne laissèrent apercevoir aucune étincelle, aucune clarté appréciable du jour ; mais ils vibraient dans la main de façon à faire entendre un son intense. Qu’on les tînt verticalement, la pointe soit en haut, soit en bas, ou bien horizontalement, les vibrations restaient identiques, mais le sol demeurait inerte. Alors le ciel était devenu gris dans toute son étendue, quoique inégalement chargé de nuages.
Quelques instants après, je sentis mes cheveux et ma barbe se dresser en produisant sur moi une sensation analogue à celle qui résulte d’un rasoir passé à sec sur des poils roides. (…) Bref, une forte électricité s’écoulait des bâtons, habits, cheveux, barbe, et de toutes les parties saillantes de nos corps.
Un coup de tonnerre lointain nous avertit qu’il était temps de quitter la cime, et nous descendîmes rapidement jusqu’à une centaine de mètres. Nos bâtons vibrèrent de moins en moins, à mesure que nous avancions, et nous nous arrêtâmes lorsque leur son fut devenu assez faible pour ne plus être perçu qu’en les approchant de l’oreille. (…)
Le phénomène électrique qui vient d’être décrit, et que l’on pourrait appeler le « chant des bâtons » ou le « bourdonnement des roches », n’est pas rare dans les hautes montagnes, sans pourtant y être très fréquent. Parmi les guides que j’ai interrogés à ce sujet, les uns ne l’avaient jamais observé, les autres ne l’ont entendu qu’une ou deux fois dans leur vie. Toutefois, il convient de faire observer qu’il se présente précisément dans les journées où le ciel menaçant éloigne le voyageur des cimes culminantes. »
Question : parmi les visiteurs du blog, quelque alpiniste a-t-il déjà éprouvé les sensations décrites par Saussure et peut-il nous faire part de ses observations ?
L’illustration représente l’une des « Vues remarquables de la Suisse », publiées à Amsterdam en 1785 par le peintre Caspar Wolff (1735-1798), contemporain d’Horace de Saussure. Elle est reproduite dans les Cahiers Ciba, 1962/3.
Très intéressant article de Laurent Bastard Merci.