Quels sont les mérites respectifs de la canne et du bâton ? L’élégance et la souplesse chez l’une, la simplicité et la solidité chez l’autre. La comparaison a inspiré un certain Victor DENIS, de Douai, conseiller municipal et secrétaire général de la Société impériale d’agriculture, sciences et arts en 1855. Dans les Mémoires de cette société savante (tome III, 1854-1855), consultables sur books.google.fr , il a composé la fable suivante, dont les vers ne manquent pas d’esprit :
LES DEUX CANNES (OU BADINE ET BATON)
On ne peut s’appuyer que sur ce qui résiste : / A quoi sert un roseau qui ne sait que plier ? / Sur cette vérité j’insiste ; / Car chacun paraît l’oublier. / En voici la preuve nouvelle.
Certain beau damoiseau, comme tous les dandys, / Grand amateur de bagatelle, / Avait en son logis / deux cannes, différant d’aspect et de tournure ; / Flexible, fin, poli, bijou charmant, / Tel que Verdier, le marchand à la mode, / Les fournit à nos merveilleux.
L’autre, de sa consoeur en tous points l’antipode, / Etait un gros bâton noueux, / Raide, brut, et sans grâce ; / En deux mots, un affreux rotin, / Dont on ne voit plus guère trace, / Si ce n’est au quartier latin. / Leur sort ainsi que leur figure, / N’avait non plus rien de commun ; / La canne à brillante tournure, / Bijou caressé de chacun, / Accompagnait partout son maître, / A la ville, au salon, parfois même au boudoir ; / Elle pouvait ainsi connaître / Tous les secrets, tout entendre, tout voir.
Le pauvre bâton, au contraire, / De tout le monde délaissé, / N’avait, hélas ! pour le distraire, / Que le souvenir du passé… / Il avait eu pourtant aussi ses jours de fête, / Jours de triomphe et de conquête, / Alors qu’il faisait l’ornement, / En prêtant force à l’argument, / De maint tribun démocratique / Aux beaux temps de la République !… / De la parfaite égalité / N’était-il pas alors l’emblème ? / Et son maître lui-même / Très crânement l’avait porté, / Quand au banquet patriotique, / Il allait braver la colique, / En buvant le vin bleu de la fraternité…
Mais hélas ! on le sait, la France, / Pays des révolutions, / A pour symbole l’inconstance ; modes, gouvernements, serments, opinions / Tout passe vite… et c’est vraiment merveille ! / C’est l’affaire… d’un tour de main ! … / Voilà comment le bâton de la veille / Fit place au jonc du lendemain ! …
Le bâton fut proscrit ; au jonc toutes largesses, / Et ce beau favori du jour, / Pour répondre à tant de caresses, / Et pour faire au dandy sa cour, / Se pliant avec déférence, / Exprimant sa reconnaissance / Par mainte belle révérence / Dont le maître était enchanté.
Cependant le bâton, dans son coin rebuté, / Prenait l’exil en patience, / Sachant que la rigidité / Vaut mieux que la souplesse et mieux que l’élégance.
Le maître aussi l’apprit à ses dépens. / Un soir, au détour d’une rue / Sans issue, / Traqué par de vilaines gens, / Il voulut en vain se défendre ; / Inutile jouet, le jonc lui fit défaut, / Et bientôt, / Sans combat, il fallut se rendre. / On lui vola tout son argent, / Pour mort on le laissa sur place… / Ah ! disait-il, en enrageant, / Au lieu de ce vil jonc qui casse, / Si j’avais eu mon gros bâton ! …
Notre homme, ici, parlait en vrai Caton ; / Le malheur l’avait rendu sage… / Du monde vous voyez l’image : / Il est plein de ces joncs polis, dorés, luisants, / Toujours prêts à faire courbette… / Mais au danger faisant retraite… / C’est la race des courtisans…
Article rédigé par Laurent Bastard. Merci
[...] plus élégante, comme l’avait fait en 1855 Victor DENIS, mais dans une autre optique, dans La fable des deux cannes. Il exprime surtout l’attachement que l’on éprouve pour le bâton qui a accompagné [...]