Pradier fut l’un des plus célèbres bâtonnistes du XIXe siècle. Il ne s’agissait pas d’un bâtonniste au sens de « maître de bâton », mais plutôt de bateleur et d’équilibriste de rue.
Nous avons déjà consacré un article à ce personnage étonnant (voir l’article Pradier le bâtonniste) et nous avions cité l’un de ses biographes, Charles YRIARTE, sans reproduire son article. Voici donc, du même auteur, un article paru dans « Le Monde illustré » n° 293 du 22 novembre 1862, p. 326, et publié dans la série des « Types parisiens » sous le titre « Le bâtonniste (place de la Madeleine), avec la gravure reproduite ici.
« LE BATONNISTE (PLACE DE LA MADELEINE).
L’industriel que nous avons l’honneur de vous présenter s’appelle Pradier ni plus ni moins ; il s’intitule modestement le premier jongleur de cannes de l’Europe. Je l’avais prié d’écrire lui-même sa biographie ; il a décliné cette tâche, et, avec la simplicité qui sied au vrai talent, m’a raconté sa vie tout entière.
Il est fils de ses œuvres, et c’est à force de travail qu’il est arrivé à cette célébrité européenne. Quelques vils intrigants, nourrissant les plus noirs projets, ont essayé d’insinuer que Pradier est propriétaire d’une maison aux Champs-Elysées, d’un terrain au boulevard Malesherbes, et qu’il possède un nombre exagéré d’obligations du chemin de fer d’Orléans. Comme l’air de la calomnie, ce bruit, d’abord rumeur légère, a pris des proportions épiques, et ce n’est que le jour où il a eu l’honneur de donner une séance, à Biarritz, devant l’Empereur et l’Impératrice, que Pradier a pu se convaincre de la force avec laquelle cette opinion est enracinée.
En effet, après avoir exécuté aux applaudissements de Leurs Majestés le tour des cannes, des assiettes, du saladier, du petit et du gros gobelet, le paratonnerre, le fléau, la pique et ses douze anneaux, la carte volante et enfin ses six principes pour mettre l’argent dans sa poche, Pradier, un peu ému, attendait quelques mots d’encouragement lorsque S.M. l’Empereur, s’approchant du bâtonniste, lui dit de façon à n’être entendu que de lui seul :
- Vous êtes très riche, m’a-t-on dit, monsieur Pradier.
C’en était trop ! les têtes couronnées elles-mêmes conspiraient. Pradier se fit humble et représenta que sa famille est nombreuse, que le public qui se presse autour de lui quand il exécute ses exercices, s’éloigne avec un ensemble parfait, lorsqu’il tend à la foule son saladier.
Nous n’avions pas besoin de cette dernière preuve pour savoir que l’envie s’attache toujours au vrai mérite.
Pradier regrette le temps où il opérait au carré de Marigny, ce temps fortuné où les Parisiens flânaient encore ; il regrette la Constituante, les splendeurs du café Durand, les agitations du Forum, le représentant qui, avant de se rendre à la chambre, payait son tribu d’admiration aux six principes pour mettre l’argent dans sa poche. Il trônait alors, il était une célébrité, on citait ses bons mots, son insolence elle-même lui donnait un cachet d’originalité ; on disait de lui : « c’est un homme fort. »
Aujourd’hui, de l’autre côté de la place de la Madeleine, dans cette rue qui sépare le marché aux fleurs du temple grec, un homme vêtu de velours et de brocard d’or, portant le heaume et la cuirasse qui scintillent au soleil, un homme que la nature a doué de tous ses dons, monté sur un char brillant traîné par deux coursiers splendidement harnachés, attire à lui la foule et la tient sous le charme de sa parole entraînante.
Mangin est le Banquo de Pradier. Il encombre sa pensée comme il accapare sur la place publique la foule qui devrait se presser autour de lui.
Et cependant, la pique et ses douze anneaux et le tour du gros gobelet sont un titre plus sérieux à l’admiration publique que l’invention d’un crayon. Mais la vraie force de Mangin, ce qui le rend à tout jamais un type, c’est son casque, c’est là que gît sa force, c’est par là seul qu’il domine son époque.
Quant à Pradier, savant modeste, il est vêtu de noir comme vous et moi. Vingt fois une voix intérieure lui a crié ces mots :
- Le casque ! prends le casque !
Mais Pradier a su résister à cette tentation, il n’a ni robes éclatantes, ni cimier, ni panache, ni parasol rose, ni Vert-de-gris sonnant de la trompette et jouant il Baccio sur l’orgue de Barbarie. Il ne remue pas avec insolence des médailles dorées dans des coffrets Renaissance, il ne déjeune pas chez Maire et les titis ne lui font pas des ovations lorsqu’il entre dans sa loge à la Gaîté, mais il est cher aux troupiers français, les tambours-majors regardent ses évolutions d’un œil d’envie, les bonnes d’enfant s’arrêtent complaisamment devant lui, les membres de l’Institut le connaissent par son nom.
« Les Solons qui vont à la chambre et les Arthur qui vont au bois » ne passent jamais devant lui sans s’arrêter un instant.
Pradier, qui veut être utile à sa patrie et qui a de nobles aspirations, a présenté un projet au ministre de la guerre, afin de donner un nouveau lustre à la profession de tambour-major. Il voudrait ressusciter ce type légendaire du tambour de l’Empire qui, en entrant dans les capitales de l’Europe, enthousiasmait les vaincus par sa belle allure et son joli travail.
La pétition a été sérieusement examinée. (Historique.) »
CHARLES YRIARTE
Article rédigé par Laurent Bastard, merci