Louis François CLAIRVILLE (1811-1879) était un comédien, poète et auteur dramatique considéré comme « l’Alexandre Dumas du vaudeville » en raison de sa fécondité littéraire (plus de 600 oeuvres ont été recensées). Il excella dans le vaudeville et, dans l’un d’eux, c’est une canne qui provoque des rebondissements en cascade. Il s’agit de « Les Avocats », représenté pour la première fois au théâtre du Gymnase à Paris, le 9 août 1852.
L’histoire se déroule en 3 actes et met en scène le milieu des avocats. Il y a le retors, le malhonnête, l’honnête et le sans clients. C’est justement auprès de celui-là, nommé Blésinet, que se rend Armand Valière. Il croit détenir la preuve de l’infidélité de sa femme, car il a trouvé une canne dans sa chambre, sans doute oubliée par son amant. Or, il se trouve que Blésinet a perdu la sienne il y a quelques jours et que la canne accusatrice est la sienne ! Il jure qu’il n’y est pour rien et perd son premier client, qui conserve la canne comme pièce à conviction. Après moult péripéties, un avocat honnête démêlera l’affaire et l’on apprendra que la canne de Blésinet lui a été dérobée par un de ses clients, que ce voleur s’est introduit chez Madame Valière pour lui voler des bijoux, qu’il a oublié dans la chambre la canne de Blésinet, etc.
La pièce fut bien accueillie par le public, qui s’en amusa beaucoup. En voici les extraits où il est question de la canne.
Au cours du premier acte, l’avocat Grandier s’entretient avec son neveu Blésinet, dont il moque gentiment l’élégance :
« GRANDIER : Une petite canne !… un stick ! (le regardant). Tiens, tu ne l’as pas ce matin !…
BLESINET : Ah ! mon oncle, ne renouvelez pas mes douleurs !… elle était si jolie, ma canne !… une petite tête de cerf en argent, avec des cornes en or ciselé rabattues sur les oreilles et les yeux en rubis ! …
GRANDIER : Tu l’as perdue ?… tant mieux !
BLESINET : Il y a six jours… Tiens ! je l’ai peut-être oubliée ici !…
GRANDIER : Chez moi ?
BLESINET, regardant : Non… je ne la vois pas… je dirai à Julien, votre domestique, de chercher encore… car je suis persuadé que c’est ici… »
Un peu plus loin, on assiste à la rencontre d’Armand VALIERE et de BLESINET. VALIERE expose à l’avocat ce qui l’amène mais la rencontre va tourner à l’orage…
« ARMAND : Madame Valière m’avait promis de ne plus recevoir monsieur de Bregy, qui avait cessé de paraître (…) lorsqu’un soir, rentrant dans la chambre de ma femme, j’y trouvais… Ah ! vous dire mon indignation, ma rage, c’est impossible !… j’y trouvais !…
BLESINET : Le sieur Brégy ?
ARMAND : Non.
BLESINET : Ah ! … un autre ?
ARMAND : Non, Monsieur ! … mais la preuve matérielle qu’il était venu chez ma femme… un objet qu’il avait oublié sans doute dans son empressement à fuir !… Donc, les visites n’avaient été suspendues qu’en apparence… et elles continuaient en secret, à mon insu !… »
Blésinet est enthousiaste à l’idée de défendre l’honneur de son premier client. Il s’imagine déjà au tribunal, plaidant, et saisit la canne qu’a déposée Armand Valière, et à laquelle il n’a pas encore prêté attention.
» BLESINET : Voyez, Messieurs, voyez cette…
ARMAND, regardant la canne que brandit Blésinet : Ah ! vous emportez la pièce principale ?…
BLESINET : Quelle pièce ?…
ARMAND : La canne oubliée chez moi.
BLESINET : Comment ! la… (regardant celle qu’il tient, et poussant un cri de joie) Ah !… mais c’est elle ! … je l’ai retrouvée !… j’en étais sûr que je l’avais laissée ici !…
ARMAND : Comment, ici ?… chez moi, Monsieur !
BLESINET : Comment, chez vous ?… ma canne ?…
ARMAND : Elle est à vous ?
BLESINET. Parbleu !… les yeux en rubis, les cornes en or ciselé !… il n’y en a pas deux pareilles dans les douze arrondissements.
ARMAND, se croisant les bras et avec éclat : C’est donc vous, Monsieur, qui vous êtes introduit chez moi !
BLESINET, étourdi : Hein ?… chez vous ? … quel numéro ?
ARMAND : Votre canne n’y est peut-être pas venue toute seule !…
BLESINET : Je l’en crois incapable.
ARMAND : Qui l’y a portée ?…
BLESINET : Oui, qui ?
ARMAND : Il y a trois jours que je l’ai trouvée chez moi…
BLESINET : Et il y en a six que je l’ai égarée, perdue… ou qu’on me l’a prise, emportée, volée… est-ce que je sais ?…
ARMAND, le pressant : Prise, dites-vous !… Qui avez-vous reçu ce jour-là ?…
BLESINET : Des camarades… des amis.
ARMAND : Lesquels ? nommez-les !
BLESINET : Eh ! je ne m’en souviens plus… Croyez-vous donc que j’aie des amis qui fassent la canne ?…
ARMAND : Qui, alors ! … des plaideurs ?…
BLESINAIT : Pas un… (Se reprenant). C’est-à-dire… Attendez !… voilà que mes souvenirs s’éclaircissent !… Ce jour-là, c’était un mardi !… oui, c’est cela !… j’ai reçu la visite d’un inconnu, d’un étranger, qui était venu me consulter pour une affaire… aussi, ça m’avait étonné…
ARMAND : Que l’on vînt vous consulter ?…
BLESINET : Non… je veux dire… que, tout en parlant, cet inconnu me regardait d’un air…
ARMAND : Enfin !… son nom !…
BLESINET : Puisque je vous dis un inconnu…
ARMAND : N’importe, Monsieur… vous ne serez pas mon avocat…
BLESINET, à part : Allons ! bien ! patatra ! … adieu ma première affaire !
ARMAND : Mais vous serez mon témoin… car je vous citerai, vous et votre canne… que j’emporte !
BLESINET, voulant la reprendre : Non, Monsieur !
ARMAND : Si, Monsieur ! … et vous-même avec elle, s’il le faut ! »
Enfin, tout finit par s’arranger. Blésinet défend un voleur nommé Brisard, celui-là même qui lui a dérobé sa canne et l’a oubliée après avoir volé une bague chez Madame Valière. A l’audience, il comprend tout et raconte à Armand Valière : « cet inconnu, cet étranger, venu sous prétexte de me consulter, c’était… il ne vient qu’un plaideur, le seul chez moi, et c’est un voleur !… c’était mon client, qui avait dérobé ma canne… une tête de cerf… et mes cornes ciselées… et qu’il l’avait oubliée chez vous, après vous avoir volé… »
Du coup, en pleine audience, Blésinet se fâche contre son client et l’accable de reproches, si bien qu’au lieu de le défendre, il l’enfonce et le fait condamner à cinq ans de prison !
La pièce s’achève sur ces répliques :
« ARMAND : Et je vous rends votre canne.
BLESINET, s’en emparant : Oh ! chère petite tête ! »
Article rédigé par Laurent Bastard, merci