On estime que les dernières rixes entre compagnons de sociétés rivales ou ennemies se terminèrent dans les années 1850. Les querelles n’en cessèrent pas pour autant, mais s’exprimèrent par voie de presse. Toutefois, il y eut comme un dernier sursaut des batailles à coups de cannes au début du XXe siècle. Les adversaires n’étaient plus des compagnons, mais des ouvriers syndiqués, des voyous et des « Apaches », comme on disait alors.
C’est notre ami Picard la Fidélité, compagnon pâtissier resté fidèle au Devoir, qui nous a alerté sur ces dernières rixes, car l’une d’elle mettait en scène des compagnons boulangers. Voici les deux derniers épisodes connus (peut-être y en eut-il quelques autres), tels qu’ils sont rapportés dans le journal « Le Ralliement des compagnons du Devoir » des 14 juillet 1901 et 9 août 1903.
Montpellier, Saint-Honoré 1901
La première rixe se produisit à Montpellier, lors de la Saint-Honoré des compagnons boulangers : « Le cortège s’était formé au siège de la société auquel ont pris part les compagnons maréchaux, menuisiers et cordonniers, ainsi qu’un certain nombre de compagnons boulangers et cordonniers venus de Nîmes pour célébrer la fête avec nous. Une bande d’énergumènes, jaloux, la plupart faisant partie de la chambre syndicale, se ruèrent sur le rouleur cherchant à lui enlever la canne et à lui barrer le passage, mais aussitôt les compagnons formant le cortège, surpris de voir s’arrêter la voiture dans laquelle se trouvait le premier en ville ainsi que la Mère, s’avancèrent à cette vue ; les cannes jouèrent un grand rôle, en quelques instants le rouleur fut débarrassé de ses nombreux agresseurs qui ne trouvèrent rien de mieux que de s’enfuir au plus vite ; l’un de ses écoeurants personnages eut l’audace de cracher à la figure de la Mère.
Grâce à l’intervention et au zèle des compagnons l’ordre fut bientôt rétabli et le cortège reprit fièrement sa marche, ne laissant aucun blessé dees nôtres et heureux d’avoir remporté la victoire. »
Les incidents ne se reproduisirent pas l’année suivante et, dans leur compte rendu de la Saint-Honoré 1902, les compagnons boulangers purent écrire : « Au sortir de chez la Mère, nos compagnons, accompagnés des aspirants, ont rencontré quelques maudits voyous, ceux-mêmes qui avaient procédé à l’attaque du cortège l’année dernière, mais la vue du grand nombre de compagnons et du bout ferré de leur canne, dont ils gardent un si cuisant souvenir, les a tenu en respect, et la fête n’a pas été troublée » (Le Ralliement, 25 mai 1902, p. 6).
Cette affaire montre les tensions qui existaient à la fin du XIXe et au début du XXe siècle entre certains groupes d’ouvriers syndiqués, de tendance anarchiste, et les compagnons. Les premiers reprochaient aux seconds de ne pas les suivre dans la voie d’un syndicalisme révolutionnaire.
Bordeaux, Saint-Eloi 1903
Le second épisode, plus grave, s’est déroulé à Bordeaux. Cette fois, ce sont les compagnons maréchaux-ferrants qui furent pris à partie.
Le dimanche autour du 25 juin 1903, à Bordeaux, les compagnons maréchaux-ferrants du Devoir s’apprêtaient, comme chaque chaque année, à fêter la Saint-Eloi d’été (dite aussi Saint-Jean, un jour séparant les deux fêtes). Voici alors ce que raconte le compagnon ROBERT, Languedoc le Flambeau, dans « Le Ralliement des compagnons du Devoir » du 9 août 1903. :
« Il est de tout temps une habitude à Bordeaux, et à toutes les fêtes que les membres de l’activité, la Mère et les nouveaux reçus, en cortège, vont se faire photographier en groupe ; le lieu habituel est l’école de dressage de la rue Judaïque.
Nos jeunes compagnons, au nombre d’une cinquantaine, rouleur en tête, cannes et couleurs avec drapeau, se rendaient à l’endroit désigné, quand un ouvrier couvreur du nom de Gabillard dit Angevin, attaqua par derrière le Pays Larrue Léon, dit Suisse la Belle Prestance, qui était des derniers de la colonne ; celui-ci se défendit énergiquement et obligea son adversaire à rebrousser chemin ; ce petit incident passa presque inaperçu et l’on marcha toujours chantant. Ce triste individu avait pris une rue transversale et vint bientôt accompagné au moins de deux cents personnes des deux sexes « dont la profession inavouable inspire le dégoût », attendre nos compagnons dans la rue de la Chartreuse, où il se produisit une bagarre sans nom que je ne peux décrire.
Je vous cite textuellement un article du journal le plus répandu de la région qui vous en donnera un faible aperçu :
Une bagarre, rue de la Chartreuse
« Vers six heures dimanche soir, les compagnons maréchaux-ferrants, qui célébraient leur Saint-Jean annuelle passaient en monôme sur deux rangs, rue de la Chartreuse, lorsque des jeunes gens les narguèrent et allèrent même à les provoquer ; des coups furent bientôt échangés ; on se frappa même avec une violence acharnée à l’aide des lourdes cannes dont les Compagnons étaient porteurs ; quelques-uns d’entre eux se l’étaient laissé arracher par un grand nombre d’adversaires.
Un ouvrier maréchal, nommé Léon Larrue, fut grièvement blessé à la tête par sa propre canne ; un manoeuvre nommé Fernand Hyer, repris de justice, eut la base du nez déchiré par une canne.
La police intervint et conduisit les agresseurs au commissariat du 6e arrondissement où une enquête fut ouverte aussitôt.
L’information a établi qu’un couvreur nommé Gabillard et un cordonnier nommé Patier, repris de justice, avaient porté les coups les plus malheureux ; Hyer, l’un des blessés, fut en outre reconnu pour le plus acharné des provocateurs, et le plus brutal des agresseurs.
Dans ces conditions M. le commissaire Dumagny a dû envoyer Gabillard, Patier et Hyer à la prison municipale.
Les compagnons maréchaux se rendaient à l’école de dressage pour se faire photographier en groupe lorsque se produisit ce regrettable incident.
La Petite Gironde, 29 juin. »
Ainsi à 6 heures du soir un dimanche, des travailleurs honnêtes et laborieux n’auront pas le droit de passer dans les rues de Bordeaux sans être soumis, au préalable, aux quolibets et aux tracasseries des Apaches. Les Compagnons étaient en état de légitime défense car ils avaient été attaqués les premiers, ils se sont défendus, ils ont bien fait malgré les couteaux dont ils étaient menacés par cette horde de sauvages. (…)
Les Compagnons maréchaux ont été félicités par M. le commissaire de police pour leur belle conduite en cette circonstance, tandis que les souteneurs Gabillard, Potier et Hyer ont été condamné en correctionnelle à un mois de prison et 25 francs d’amende, et écroués de suite au fort du Hâ. Quant au pays Suisse, à l’heure où j’écris ces lignes, il est complétement rétabli. »
Cette fois-ci, ce sont des « Apaches », des « souteneurs », des « repris de justice », qui agressent les compagnons. Ils narguent leur tenue, peut-être considérée comme d’un autre âge, par haine de ce qui exprime l’ordre et le travail. Mais là encore, les compagnons se défendent avec leur canne.
L’illustration de cet article est un détail de la photo des compagnons maréchaux-ferrants de Bordeaux, réunis pour la Saint-Eloi d’été 1910, donc 7 ans après les incidents relatés ci-dessus. Nous en avons isolé un détail, montrant, à droite, le « rouleur », c’est-à-dire celui qui règle la cérémonie. Il tient sa longue canne sur laquelle sont croisés et serrés deux rubans (bleu et rouge). (Document musée du Compagnonnage de Tours, droits réservés).
Article rédigé par Laurent Bastard, merci
En plus des incidents relatés ci-dessus, on doit ajouter la bagarre survenue à Lyon en 1901 entre compagnons maréchaux-ferrants du Devoir et compagnons de l’Union Compagnonnique.
Cette dernière société s’était créée en 1889 et avait rassemblé divers corps de métiers et des compagnons à titre individuel, aussitôt qualifiés de traîtres par ceux qui s’estimaient « restés fidèles au Devoir ». Les relations entre les deux fractions étaient très tendues mais en général l’animosité s’exprimait oralement ou par voie de presse.
Pourtant, à Lyon, en décembre 1901, lors de la St-Eloi des maréchaux du Devoir, on passa aux coups. Voici ce que relate le journal « Le Ralliement des compagnons du Devoir », le 14 septembre 1902, p. 2, qui révèle des faits alors tus.
« Le banquet touchait à sa fin lorsque l’on vint nous prévenir qu’une bande d’unionistes était aux portes attendant l’ouverture, et parmi eux un ancien président de l’Union Compagnonnique(…) ».
Les compagnons du Devoir leur refusent l’entrée de leur salle et les Unionistes font mine de se retirer, fort mécontents. Au moment de la chaîne d’alliance, rite de clôture de la fête, les compagnons maréchaux se regroupent dans la salle, ne laissant qu’un des leurs à l’entrée. Et voici la suite :
« Les unionistes voyant le contrôle dégarni revinrent à la charge cette fois-ci accompagnés par une bande de nervis, se jetèrent sur le compagnon qui était à la porte et lui brisèrent sa canne. Les compagnons qui faisaient la chaîne d’alliance se portèrent au secours de leur camarade ; la mêlée devint générale ; finalement un des nôtres reçut un coup de chaise sur la tête dont il eut plus de peur que de mal. Leurs exploits terminés, les unionistes prirent la fuite (…) »
On notera la pérennité d’une triste coutume attestée au siècle précédent, qui consistait à dérober ou briser la canne de leur ennemi.