Une canne n’est pas considérée comme un objet banal. Nous avons maintes fois reproduit des textes divers qui attestent que ses possesseurs lui parlaient, l’aimaient, la regrettaient, la pleuraient, la transmettaient comme un trésor à un élu. En voici une nouvelle illustration à travers un récit, authentique ou non, peu importe, relevé dans deux numéros du journal « L’Illustration » des 11 et 18 mai 1867, signé d’Antoine CAMUS. Il a pour titre « La canne du major, récit militaire » (p. 294 et 311).
Sa longueur nous a obligé à y pratiquer des coupes et à le présenter en deux fois. Voici la première partie, qui commence par le récit d’une marche dans un régiment.
» (…) Tout à coup, je vis une canne gigantesque s’élever dans l’air, décrire plusieurs rapides culbutes, retomber et remonter encore, évoluant chaque fois avec une admirable légéreté et presque aussitôt, c’est-à-dire à son dernier saut, j’entendis un bruit formidable, assourdissant, où la voix du tambour et celle du clairon se mêlaient et se soutenaient d’une manière éclatante. Deux de mes camarades, sous-lieutenants de mon bataillon, m’abordèrent en ce moment et m’apprirent que la marche du régiment était sonnée (…)
- Notre tambour-major est un grand artiste, un virtuose hors ligne, en un mot le Saint-Georges, le Grisier de la canne. Son talent est comme le soleil : il éblouit. Va, tu n’as pas le sentiment exquis du moulinet, tu ne comprendras jamais la sublimité du quadruple saut par la diagonale (…).
- Le tambour-major que tu viens de contempler avec des pourlècheries de jeune chat devant une jatte de lait, est certainement un brave garçon, de belle humeur et d’agréable compagnie ; mais, vois-tu, il a un travers insupportable, un tic agaçant, une monomanie aiguë, c’est de raconter à tout nouveau venu l’histoire phénoménale de sa canne. (…)
Le major, qui avait, je ne sais pourquoi, déserté son poste et qui paraissait avoir surpris les dernières paroles de notre entretien, vint se placer familièrement entre nous comme un coq entre deux poussins effarouchés.
- Je crois, morbleu ! dit-il en souriant avec bonhomie, que vous entonnez des litanies en mon honneur.
- Non pas, répliquai-je vivement, c’est en l’honneur de votre canne.
- Ma canne, c’est moi ! interrompit-il fièrement. Au surplus, elle est digne de votre attention et de vos sympathies ; un vrai jonc, palsembleu ! une pomme d’argent, ciselée comme la garde d’une épée de triomphe ; des souvenirs glorieux qui se perdent dans la nuit des temps ; une hérédité qui mériterait une brochure, – croyez-moi, ces cannes-là sont rares, pour ne pas dire introuvables ; il n’y en a pas deux dans notre belle armée… y compris la cavalerie. (…)
Je vais reproduire aussi fidèlement que possible, c’est-à-dire à peu près textuellement, le récit qui va suivre. (…) D’après la version de maître Lehardy, elle a appartenu à Florimond (…) qui fut tout simplement, en son temps, le soleil des tambours-majors, comparaison qui en dit long sur ses mémorables qualités. Cette maîtresse canne, unique en son genre et d’un prix fabuleux, lui avait été donnée par son colonel, un fastueux gentilhomme qui aimait les beaux hommes à l’égal du grand Frédéric, et qui les voulait resplendissants et couverts de chamarrures. Aux mains dudit Florimond, elle a été la mâchoire d’âne de Samson, la massue d’Hercule, et encore faut-il ajouter que les victoires de l’un et les travaux de l’autre ne peuvent soutenir la moindre comparaison avec ses hauts exploits. Le lion de Némée et les légions des Philistins broyés comme des grains de froment sous la meule, ne sont que de pures bagatelles à côté des actions d’éclat, des prodiges de valeur accomplis par « Sultane ». C’était le nom qui lui avait été donné par son maître.
Cette formidable canne, cette canne sans pareille, qui doit être la prison d’une fée puissante, a vu les Pyramides, Jaffa, le Caire ; elle a eu l’insigne bonheur d’être soupesée par Bonaparte, caressée par Kléber, louée publiquement par Menou, et sans des scrupules étroits, – je suis l’écho de Lehardy, – elle eût été maintes fois citée à l’ordre de l’armée. Je dois noter, pour être véridique, que son historiographe, insinuant et perfide comme le serpent de l’Eden, suggèra à ses auditeurs que le colonel de Florimond, soucieux de la réputation déjà célèbre de Sultane, eut la générosité de lui décerner un sabre d’honneur (…) ».
Avant de donner la suite de ce récit, donnons quelques explications sur certains noms.
Saint-Georges et Grisier ? Il s’agit du chevalier de Saint-Georges (vers 1745-1799), illustre escrimeur (mais aussi musicien et militaire), né à la Guadeloupe. Et d’Augustin Grisier (1791-1865), maître d’armes, dont le récit de ses aventures en Russie inspira Alexandre Dumas qui écrivit en 1840 « Le maître d’armes ».
Samson et le lion de Némée ? Samson est l’un des personnages de la Bible (Livre des Juges, 13-1, 16-31). Doué d’une force herculéenne, armé d’une mâchoire d’âne, il écrasa 1000 Philistins et devint juge d’Israël. Quant au lion de Némée, il s’agissait d’un animal féroce, à la peau impénétrable aux fer. Hercule, armé de sa massue, parvint à le tuer, accomplissant le premier de ses travaux.
Kléber et Menou ? Jean-Baptiste Kléber (1753-1800) et Jacques Menou (1750-1810), furent deux généraux qui s’illustrèrent durant la campagne d’Egypte de 1798 à 1801, le second succédant au premier, après son assassinat, comme commandant suprême de l’armée d’Egypte.
L’illustration représentant un grand tambour-major brandissant sa canne est extraite du « Diable à Paris » (1868), p. 44.
Article rédigé par Laurent Bastard. Merci