Le jeu du bâton à deux bouts, déjà évoqué sur ce blog, était encore enseigné au XIXe siècle, au moins jusque dans les années 1830. A Tours, en 1806, il intéressait beaucoup les belliqueux compagnons du Devoir…
C’est en explorant les archives judiciaires de Tours, pour son master d’histoire sur les rixes compagnonniques au XIXe siècle, que M. Brix PIVARD a découvert un dossier fort intéressant sur le bâton à deux bouts. Avec son autorisation, nous en extrayons les passages principaux.
Le 18 juillet 1806, le préfet d’Indre-et-Loire reçoit l’information suivante du commissaire de police de Tours-ouest :
« Des particuliers exercés à manier le bâton à deux bouts se sont ingérés de donner publiquement des leçons de cet exercice dangereux, et il en est résulté des rassemblements contraires pour la tranquillité publique, qui ont été suivis d’évènements fâcheux, dont les auteurs et complices ont été mis sous la main de la justice. ».
Le préfet applique alors la loi qui prohibe l’usage des armes dont le danger est réel et dont l’emploi n’est pas celui d’une défense naturelle :
« Il est défendu à tout individu quel qu’il soit de donner des leçons de l’exercice du bâton à deux bouts et à tout particulier d’en recevoir sous les peines portées par l’article 606, titre I, livre 3, du Code des délits et des peines.
Défenses sont faites pareillement à tous aubergistes, cabaretiers, cafetiers et autres, tenant des maisons ouvertes au public, de prêter leurs maisons pour le dit exercice et de souffrir qu’il y soit pratiqué sous quelque prétexte que ce puisse être… ».
Mais le 30 juillet, le commissaire de police écrit à nouveau au préfet pour lui donner des détails sur les organisateurs du jeu, et l’on apprend qu’il s’agit de compagnons :
« Je fus instruit, il y a plusieurs mois, que des compagnons, dont l’un, très habile dans l’art de manier le bâton, avaient ouvert une salle d’instruction de cet art, aussi dangereux que meurtrier, dans une maison de cette ville, rue de Chinon. Ma vigilance me détermina à transférer cette salle hors la ville, dans la grange du sieur Bernardeau, au lieu de la Gourde, et j’obtins de lui la promesse qu’il ne réunirait plus ni maître ni écolier de ce genre d’escrime. »
En fait, Bernardeau et ses élèves ne tinrent aucun compte de l’avertissement et c’est à l’occasion d’une rixe grave que les autorités s’en aperçoivent. Voici le rapport du préfet au conseiller d’Etat chargé à Paris de la police générale de l’Empire (au ministère de l’Intérieur), en date du 1er août 1806. Ce document permet de mesurer les dangers du bâton à deux bouts :
« J’ai été informé, par l’un des commissaires de police de cette ville, d’une rixe qui s’était élevée dans un cabaret et par suite de laquelle 3 garçons bouchers avaient été grièvement blessés par 12 à 15 ouvriers charpentiers, armés de bâtons à deux bouts et exercés à manier cette arme dangereuse.
Trois des coupables ont été arrêtés et traduits devant le magistrat de sûreté, qui instruit leur procès. Si un plus grand nombre n’ont pas été mis sous la main de la justice, cela paraît tenir à la facilité que des hommes armés de cette manière ont d’écarter et de tenir à distance ceux qui veulent se saisir d’eux et d’échapper par ce moyen aux poursuites.
Le commissaire de police observe en effet dans son rapport que l’espèce d’assassinat dont j’ai l’honneur de vous rendre compte a été commis en présence d’un grand nombre de spectateurs parmi lesquels se trouvaient plusieurs militaires armés de sabres, sans qu’il ait été possible d’approcher les combattants pour les séparer.
L’occasion de ce délit a été un différend survenu entre des hommes échauffés par le vin, mais la première cause de tout ce mal est d’une espèce d’école de jeu de bâton à deux bouts, qu’un compagnon charpentier avait établi depuis quelque temps dans le cabaret où la scène s’est passée. Le commissaire de police assure dans son rapport qu’il avait fait précédemment des représentations à ce sujet au cabaretier qui avait promis de ne plus souffrir chez lui cet établissement dangereux mais qui n’a pas tenu sa promesse.
Cette infidélité a paru au commissaire un motif suffisant de conclure à ce que le cabaret de l’homme dont il s’agit fût fermé par mesure de haute police. Mais ne connaissant pas la loi ou le réglement actuellement en vigueur qui est prévu en ce cas, (…) j’ai cru devoir me borner à interdire formellement l’exercice du bâton à deux bouts, en joignant à cette interdiction des défenses à tout cabaretier et autres tenant des maisons publiques, de prêter leurs maisons pour cet exercice sous peine de fermeture desdites maisons. »
La réponse de Paris intervient le 12 août et le chef de la police impériale autorise le préfet non seulement à interdire les salles de jeu de bâton à deux bouts mais aussi à faire fermer les établissements qui en abritent.
Cela n’empêcha pas les compagnons de continuer à se battre mais il semble que l’usage du bâton à deux bouts, considéré comme arme prohibée, céda le pas à la canne ou au bâton simple, dont l’usage pour la marche n’était pas, en soi, répréhensible. Et les maîtres de canne et de bâton prirent le relais, sans que cela fût interdit…
La gravure illustrant cet article représente deux compagnons du XIXe siècle se rencontrant lors de leur tour de France et s’apprêtant à se « toper », c’est-à-dire à se poser des questions sur leur métier et leur société. Selon les réponses, la rencontre pouvait dégénérer en rixe.
Article rédigé par Laurent Bastard. Merci.
Un grand merci également à Monsieur Brix PIVARD
[...] [8] http://www.crcb.org/le-baton-a-deux-bouts-interdit-aux-compagnons-de-tours-en-1806/.html [...]