Les animaux se servent-ils d’outils, voire d’armes, tels que des bâtons ? Ou bien est-ce le propre de l’homme ? Ces questions ont trouvé des réponses partielles depuis quelques dizaines d’années seulement, grâce à l’observation scientifique de leurs comportements à l’état sauvage ou en captivité. Mais dès le XVIIIe siècle, les naturalistes et les explorateurs ont rapporté ou interprété des faits, des on-dits, des récits plus ou moins légendaires à ce sujet. En particulier, ils ont jusqu’à la fin du XIXe siècle entretenu la légende de l’orang-outang, et d’autres grands primates, utilisateurs habituels du bâton comme outil et comme arme.
Debout sur un bâton de marche
On affirma que le chimpanzé se tenait debout grâce à un bâton. Dans les « Beautés des trois règnes de la Nature, animal, végétal et minéral, recueillies des écrits des naturalistes modernes » (1823), Antoine Callot rapporte : « On rencontre, dit Granpré dans son « Voyage à la côte occidentale d’Afrique », à la côte d’Angola, le Kimpezci : c’est le nom congo du singe Troglodyte. L’intelligence de cet animal est vraiment extraordinaire ; il marche ordinairement debout sur une branche d’arbre, en guise de bâton. »
L’affirmation est reprise encore en 1855 par « L’Ami des Sciences, journal du dimanche », publié par Victor Meunier : « Le Troglodyte marche debout en s’aidant d’un bâton ». Voilà le chimpanzé porteur d’une canne !
Puis, dans « La Mosaïque, livre de tout le monde et de tous les pays » (1834) on lit, à propos de l’orang-outang : « Il ne peut guère se tenir longtemps debout s’il ne s’appuie sur un bâton et encore tourne-t-il ses pieds de manière qu’il n’en pose sur le sol que le côté extrême. ».
Henri Milne-Edwards, dans ses « Eléments de zoologie » (1834) confirme : « Il ne marche qu’avec difficulté, et il est obligé de s’appuyer sur un bâton ou de poser fréquemment ses mains à terre. »
La « Revue de thérapeutique médico-chirurgicale » rapporte encore en 1862 : « Il ne se tient debout un moment qu’appuyé sur un bâton ; dès qu’il veut courir il se jette à quatre pattes. »
Orang-outang bâtonniste
Mais c’est en faisant usage du bâton comme d’une arme d’attaque et de défense, que l’on rencontre les « témoignages » les plus extraordinaires !
Buffon, confondant les espèces, écrit à la fin du XVIIIe siècle : « Le barris ou drill est en effet le grand orang-outang des Indes orientales ou le pongo de Guinée (…). Les pongos attaquent même l’éléphant, qu’ils frappent à coups de bâton. »
En 1778, Arnout Vosmaer, dans sa « Description de l’espèce de singe aussi singulière que très rare nommée Orang-outang de l’isle de Bornéo », écrit : « Ayant un verre, ou un baquet dans une main, et un bâton dans l’autre, on avait bien de la peine à le lui ôter, s’esquivant et s’escrimant continuellement du bâton pour le conserver. »
En 1827, la Bibliothèque canadienne publia un article sur « Les Merveilles du monde » où l’on pouvait lire : « Les orangs-outangs sauvages sont plus méchants sur les côtes de la rivière de Gambie que dans aucun autre endroit de l’Afrique. Les Nègres les redoutent, et ils ne peuvent aller seuls dans la campagne, sans s’exposer à être attaqués par ces animaux, qui leur présentent un bâton et les forcent de se battre. » Voilà les grands singes africains provoquant les Noirs en duel comme des bâtonnistes !
En 1837, un « Livre de lecture pour la langue française » publié par Charles Saint-Julien, après avoir rappelé que « l’orang-outang est celui qui, par sa forme et ses habitudes, se rapproche le plus de nous » ajoutait : « Il est aussi grand et fort que l’homme, attaque dans l’occasion ses ennemis à coups de pierres, et se défend à coups de bâton. »
En 1855 encore, la revue « L’Ami des sciences » rapportait : « Attaqué par l’homme, il joue très habilement du bâton (…). Autant le Troglodyte montre d’empressement pour les négresses, autant il montre d’aversion pour les nègres : ceux qui viennent à portée de son bâton sont à peu près sûrs d’être assommés. »
Le récit le plus stupéfiant sur les capacités de l’orang-outang à manier le bâton comme un homme figure sans doute dans le récit de l’Anglais Bulton, publié en 1844 dans les « Voyages autour du monde et naufrages célèbres » par le capitaine Gabriel Lafond.
Bulton, prisonnier à Bornéo d’une tribu malaise, s’en échappe, armé d’un kriss (poignard) et d’un sabre, et s’enfonce dans la forêt. Il fait alors une rencontre : « Mais quel est cet individu velu de la tête aux pieds, qui s’avance tout à coup, armé d’un bâton noueux, à la rencontre de Bulton ? Est-ce un homme ? Est-ce un animal ? C’est l’un et l’autre à la fois, c’est le redoutable orang-outang, cet homme des bois qui marche comme l’homme, pense peut-être aussi comme l’homme, mais à coup sûr est doué de plus de malice et de prévoyance que le Ciel n’en a départi à quelques-uns des hommes. »
Bulton tire alors son sabre et attaque le premier l’orang-outang « qui d’un bond évite facilement son atteinte, devient à son tour l’agresseur, fait le moulinet avec son bâton noueux, et menace à la fois la tête et les jambes de l’Anglais. Il saute, bondit, paraît, disparaît, et par la prestesse de ses mouvements échappe aux coups de son ennemi, qui frappe dans le vide. » Bulton feint alors de fuir, puis se retourne et assène un coup de sabre à l’orang-outang qui « oublie toute prudence (et) jette son bâton » pour l’attaquer à bras le corps.
Une gravure illustre cet incroyable combat entre Bulton et l’orang-outang bâtonniste ! (voir sur Google.livres)
Les naturalistes d’alors, faute de se rendre sur le terrain, prenaient pour argent comptant les récits des voyageurs et en tiraient des conclusions erronées. Ainsi, pénétrés de l’idée qu’il y avait des races supérieures et inférieures, ils tirèrent argument de l’emploi du bâton par les grands singes pour établir une hiérarchie entre la race blanche, celle des noirs et celle des orangs-outangs et autres primates des forêts africaines et indonésiennes.
Le philosophe politique Joseph PROUDHON (1809-1865) avait plus de hauteur de vue. Sans contester les faits, il tirait de l’emploi du bâton une conclusion qui établissait implicitement l’unité de l’espèce humaine face aux autres espèces animales :
« De tous les instruments du travail humain, le plus élémentaire, le plus universel par conséquent, celui auquel se ramènent tous les autres, est le levier, la barre. C’est le bâton dont se sert, pour s’appuyer et se défendre, l’orang-outang, mais avec cette différence de lui à l’homme, que l’orang-outang ne verra jamais dans son bâton autre chose qu’un bâton ; tandis que l’homme, par la puissance infinie de son instinct, y découvre l’infini. » (« De la justice dans la révolution et dans l’Eglise » (1858), cité par Edouard JOURDAIN : « Proudhon, Dieu et la Guerre » (2006), p. 134, qui commente : « L’outil, comme le montre Proudhon, illustre parfaitement cette propension de l’activité à engendrer les possibles devenirs qui restent pressentis par l’homme. »).
Les observations scientiques sur l’emploi du bâton par les animaux
C’est à partir des années 1960 que Jane LAWICK-GOODALL relata ses observations sur le comportement des chimpanzés et en établit des conclusions véritablement scientifiques. A partir de ses travaux et de ceux qui suivirent, on constata un certain nombre de faits qui anéantirent les pseudo-témoignages antérieurs, mais qui permirent d’établir que les primates utilisaient des outils, dont des bâtons.
Ainsi, il est avéré qu’ils savent se servir de fins bâtons pour pêcher des fourmis dans des nids souterrains et les manger. Ou encore, utiliser des baguettes pour ouvrir un nid de fourmis, ou des bâtons pour ouvrir le couvercle de boîtes contenant des bananes, creuser avec des bâtons pour déterrer des racines comestibles. Des bâtons peuvent aussi être utilisés comme leviers pour ouvrir des nids de fourmis, ou encore pour pousser des nids d’abeilles et prendre le miel. Les capucins lancent pour leur part des bâtons lorsqu’ils se sentent menacés. A noter que l’utilisation d’outils par les orangs-outangs dans la nature est extrêmement rare.
Enfin, on n’a jamais observé l’utilisation du bâton pour tuer une proie lors de la chasse et tous les récits d’orangs-outangs bâtonnistes ou de chimpanzés tueurs d’éléphants au bâton sont à ranger parmi les produits de l’imagination !
(sur l’emploi des outils par les animaux, et en particulier les singes, consulter sur internet le très intéressant article « Quelles capacités cognitives pour exploiter la ressource ? »).
Article rédigé par Laurent Bastard.
… petit ajout personnel car les ours aussi savent manier un bâton
[...] Sur l’emploi du bâton chez les grands singes, voir les articles : Canne et bâton pour singes et Le bâton et l’orang-outang. [...]